« Il faut exiger que l’ESS soit présente dans toutes les politiques de droit commun » (Benoît Hamon)

[Élection ESS France 2/3] Le 10 avril prochain, ESS France, l'association qui représente et promeut l'économie sociale et solidaire, élira son nouveau président. Trois candidats sont en lice, que La Tribune interroge sur leur vision et leur projet. Second échange avec Benoît Hamon, ex-ministre à l'origine de la loi de 2014 qui a défini l'ESS et désormais directeur général de l'association Singa qui favorise l'intégration des personnes migrantes. Son ambition : poursuivre le travail engagé avec sa loi, afin de contribuer à faire changer d'échelle l'économie sociale et solidaire. Une économie qui permettrait selon lui d'engager concrètement le pays dans la transition écologique. À condition de lui donner les moyens d'y parvenir, notamment dans les territoires.
(Crédits : Reuters)

LA TRIBUNE - Pourquoi êtes-vous candidat à la présidence d'ESS France ?

BENOÎT HAMON - J'ai été l'auteur, en 2014, d'une loi qui se fixait des objectifs en termes de changement d'échelle de l'ESS mais aussi de reconnaissance de celle-ci. Or il apparaît, dix plus tard, que l'ESS n'a pas changé d'échelle et que sa reconnaissance demeure très insuffisante.

Nous avons une ESS vivante, innovante, qui vient perturber les modèles économiques archaïques. Elle est portée par une mosaïque d'entreprises qui recherchent l'impact social et écologique. Pourtant, les pouvoirs publics, en dépit de la loi de 2014, ignorent délibérément cette économie dans toute une série de grandes questions comme la transition écologique. Le plan France 20230 investit par exemple des milliards d'euros pour engager la transformation de l'économie mais il fait l'impasse sur l'ESS. Même chose quand il s'agit de structurer de nouvelles filières industrielles. Je constate donc une forme d'ambition inachevée suite à la loi que j'ai portée et c'est ce qui m'a conduit à vouloir reprendre du service à la tête d'ESS France.

Vous militez pour cela en faveur d'une loi de programmation de l'ESS. Quelle en serait l'ambition ?

L'ESS est une économie des solutions. Je pense que l'enjeu principal est d'exiger qu'elle soit présente dans toutes les politiques de droit commun.

Par exemple, imaginons que je décide de créer une entreprise à but lucratif qui propose une solution technologique de suivi des personnes obèses. Je ne m'attaque pas à la cause du problème, mais le simple fait de proposer une solution technologique me donne accès à un crédit d'impôt innovation, à des solutions de financement de Bpifrance, à un accompagnement...

En revanche, si, à la place, je décide de lancer une activité non lucrative qui agit sur la prévention de l'obésité dans des quartiers qui cumulent les facteurs de risques, je n'aurai pas droit à un crédit d'impôt car il n'existe pas de crédit d'impôt innovation social. En plus, comme je suis non-lucratif, les investisseurs seront dix fois moins nombreux.

Nous nous retrouvons donc face à une vraie inégalité entre les entreprises lucratives dont la croissance est soutenue par l'écosystème - la startup nation - et les entreprises non lucratives qui travaillent sur un temps plus long et qui s'attaquent aux causes des problèmes, au service de l'intérêt général. Ce que je demande, c'est donc que ces activités non lucratives aient accès aux mêmes dispositifs que les entreprises lucratives. Car contrairement aux idées reçues, les entreprises les plus aidées ne sont pas celles de l'ESS.

Vous défendez également l'idée de réserver certaines activités au secteur non lucratif...

Je suis en effet favorable à l'existence d'une frontière entre privé lucratif et non lucratif, avec l'idée qu'il faut réserver certaines activités - je pense aux soins et à l'accompagnement des personnes âgées dépendantes, à la petite enfance - au secteur public et au secteur privé non lucratif. On ne peut pas faire reposer la dignité des personnes vulnérables sur des indicateurs de performance identiques à ceux d'une entreprise qui vend des chaussures ou des missiles.

Parmi vos priorités se trouve également la question de l'ESS dans les médias.

Il faut veiller à ce que la liberté éditoriale des rédactions ne dépende pas de ceux qui détiennent les médias et de leurs exigences de rendements économiques qui pourraient conduire à taire certaines informations et à insister davantage sur d'autres, nuisant au pluralisme. Face à cela, je trouve intéressant de travailler à la création d'un statut de société de média non lucrative. Ce serait une manière pour l'ESS de montrer que sa contribution va au-delà de la création d'emploi et de lien social, et qu'elle participe aussi à la démocratisation de la société.

L'ESS est une économie de la proximité puisqu'elle répond à des besoins ancrés à des territoires. Que proposez-vous pour la renforcer au niveau local ?

Nous avons besoin que les acteurs régionaux qui mettent en place des politiques territoriales ou qui déclinent des politiques nationales de l'ESS aient une légitimité et soient reconnus.

Or, les acteurs régionaux [les Cress, ndlr] sont cinquante fois moins financés que les chambres consulaires alors qu'ils sont tenus aux mêmes missions. Il y a là un problème. Surtout quand on sait que l'ESS c'est plus de 200.000 entreprises, plus de 500.000 emplois, 10 % du PIB et une contribution incomparable au lien social. Je propose donc deux solutions.

La première, c'est que l'État augmente la part du budget qu'il alloue aux Cress en échange des missions d'accueil, d'information et d'orientation qu'elles mènent. Mais j'ai cru comprendre qu'à Bercy, l'humeur est plutôt aux sévères économies budgétaires.

Alors je fais une autre proposition. Chaque année, les chambres consulaires (CCI, Chambres des métiers...) sont financées par des taxes parafiscales payées par les entreprises dont bon nombre relèvent de l'ESS. Or ces entreprises de l'ESS contribuent à un service qui s'intéresse finalement assez peu à leurs spécificités. Nous pourrions donc avoir une fraction du produit de ces taxes qui soit réorienté vers les Cress. Celles-ci resteraient toujours bien moins financées que les chambres consulaires, mais elles auraient au moins les moyens de mettre en œuvre ce que la loi leur demande.

Vous l'avez dit, les Cress ont un rôle d'accueil, d'information et d'orientation pour les porteurs de projets relevant de l'ESS. Elles ont aussi vocation à fédérer ces acteurs, à les faire collaborer (comme c'est le cas au travers des Pôles territoriaux de coopération économique). Néanmoins, la concurrence est souvent rude entre ces structures, et elle est renforcée par la baisse des subventions au profit des appels à projet sur les marchés publics. Que faire face à cela ?

Nous faisons face aujourd'hui à un énorme problème dans le financement des activités non lucratives de la part des pouvoirs publics, qu'ils soient locaux ou nationaux. En raison de la raréfaction de l'argent public, ils préfèrent faire de la mise en concurrence plutôt que de subventionner des projets d'entreprises ou d'associations. Mais en faisant cela, on éteint la capacité d'innovation des territoires.

Les structures de l'ESS naissent dans l'objectif de répondre à un besoin économique, social ou culturel qui n'est pas ou qui est mal satisfait par les pouvoirs publics ou le secteur lucratif. Mais dès lors que la puissance publique, au lieu de subventionner ce projet, impose ses idées et propose un cahier des charges auquel doivent répondre les structures de l'ESS, non seulement elle les met en concurrence mais en plus, elle les oblige à se positionner sur un projet qui n'est pas le leur. C'est de cette manière que l'on se prive de la puissance créative et innovante des territoires. C'est une grave erreur. Beaucoup d'administrations se comportent comme si les acteurs de l'ESS étaient le supplétif des politiques publiques. Or le principe de l'ESS, c'est que ce sont ceux qui se regroupent qui construisent le projet. Ce sont eux qui déterminent les besoins auxquels ils veulent répondre.

Pour que l'ESS change d'échelle, elle doit être davantage considérée dans la fabrication de la science économique. Ce sujet vous a intéressé lorsque vous étiez Ministre. Que proposez-vous en tant que candidat à la présidence d'ESS France ?

Depuis deux décennies, on assiste, dans la recherche en économie, à une forme de monopole du courant orthodoxe qui a tendance à confondre économie et mathématiques. Cela a pour conséquence un vrai appauvrissement de la pensée économique et une uniformisation des modèles qu'elle produit. Pour changer cela, il suffirait, comme le demande l'Association française d'économie politique, que le Ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche décide de créer une section « Économie et société » au sein du Conseil national de l'université. Cela permettrait d'hybrider les sciences économiques avec la sociologie, la géographie, l'anthropologie... Je pense que nous avons besoin de récréer une pensée de l'économie du lien. C'est ce qu'est l'ESS : une économie du lien et pas seulement une économie des biens.

Considérer l'économie selon un prisme plus large, plus global, c'est aussi l'enjeu de certains indicateurs censés mieux rendre compte des externalités positives générées par l'ESS. Or ces indicateurs sont nombreux, et pas forcément exploités.

Sur le sujet des indicateurs, il y a un double enjeu. Le premier, c'est de faire en sorte que ces indicateurs fassent irruption dans l'évaluation des politiques publiques et que celles-ci ne soient plus évaluées au seul regard du PIB. Je pense notamment à l'indicateur de santé sociale sur lequel a travaillé l'économiste Florence Jany Catrice, et qui permet d'évaluer une politique au regard de son impact sur le niveau de pauvreté, sur l'éducation des gens, sur les inégalités...

Le second enjeu concerne les indicateurs à partir desquels les structures de l'ESS peuvent évaluer leur propre impact. Il en existe beaucoup et un travail d'harmonisation doit être mené par ESS France afin d'arrêter d'avoir des indicateurs concurrents mais plutôt disposer de référentiels communs qui puissent aussi servir aux entreprises traditionnelles.

Avez-vous espoir que l'ESS devienne un jour la norme au sein de notre économie ?

Elle ne le sera probablement pas. Mais je pense que c'est l'idée qu'elle puisse le devenir qui nous aide à marcher. Cette utopie doit nous inviter à rechercher toutes les possibilités et toutes les alliances pour que les modèles de l'ESS se développent. C'est important pour deux raisons.

D'abord, parce que les entreprises de l'ESS sont à l'abri de ce qui constitue la principale cause de prédation des écosystèmes naturels et humains : la cupidité et l'accumulation obsessionnelle de capital.

Ensuite, je pense que les entreprises de l'ESS sont prédisposées à embarquer les autres dans la transition écologique car elles sont démocratiques. Or, quand la délibération est collective, soudain, l'intérêt général fait irruption dans les débats. On s'interroge : est-ce que ce qui est bénéfique pour l'entreprise l'est pour l'ensemble de la société ou est-ce que cela engendre un coût irréparable ? Ce genre de questions vient naturellement dans les structures de l'ESS. Cela donne une très grande responsabilité à l'ESS, dans le fait d'engager la transition écologique et d'entraîner les autres.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 2
à écrit le 04/04/2024 à 23:21
Signaler
Si l'ESS était efficace, elle s'imposerait d'elle-même et n'aurait pas besoin d'être imposée artificiellement par une poignée de bureaucrates à l'idéologie hors sol...

à écrit le 04/04/2024 à 22:33
Signaler
Et comment va sa femme solidaire qui gagne 300.000 euros par an dans lz luxe? Son statut de prolétaire de gauche lui convient elle?

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.