L'Après M  : symbole du potentiel de transformation de l'économie sociale et solidaire

[Mois de l'ESS 1/5] C'était autrefois un Mac Donald, symbole d'uniformisation culturelle et de malbouffe. C'est désormais un lieu d'innovation sociale que le monde entier vient visiter, dans un 14e arrondissement de Marseille où un habitant sur deux vit en dessous du seuil de pauvreté. Plateforme de distribution alimentaire et de solidarité depuis le covid-19, l'Après M qui s'est dotée il y a un an d'un fast-food solidaire dont les bénéficies servent à financer cette solidarité. Avec l'ambition de lutter contre toutes les formes de précarités : économique, sociale, culturelle, environnementale ... Donnant enfin aux habitants de ces quartiers oubliés le pouvoir d'agir. Et de rêver.
(Crédits : DR)

« Est-ce que quelqu'un parle espagnol ? », hèle une grappe de personnes au milieu des tables et persiennes de l'Après M. Des visiteurs espagnols sont arrivés tôt ce matin, quand le restaurant n'était occupé que par quelques salariés occupés à laver la salle. Mais l'heure du déjeuner approchant - il paraît que ce lieu est un « aimant » duquel on a du mal à décoller -, leur traducteur a dû partir. Il faut le remplacer.

« On a souvent des visiteurs », sourit du fond de sa chaise Lila, bénévole de l'Après M, regard clair, qui porte un survêtement vert olive. « Il y a trois jours, on en a eu qui venaient de Berlin. Ce sont des groupes d'étudiants, des agences de voyage spécialisées dans la découverte d'actions sociales. Ou parfois, juste des curieux qui font un stop ici». Peut-être attirés par ce lieu suite à la lecture d'articles le concernant, jusqu'aux colonnes du New York Times.

Qui aurait pu penser qu'un Mac Donald, symbole par excellence de l'uniformisation culturelle, puisse un jour devenir un lieu de visite aussi prisé ? D'autant plus dans ce quartier où, de l'avis d'un salarié qui s'apprête à sortir fumer sa cigarette malgré le crachat matinal, « il n'y a rien à faire. Ce n'est pas un lieu de passage ici». Par la fenêtre du restaurant en effet, on ne voit que d'imposantes tours grises. Et devant, un immense rond-point qu'anime un ballet monotone de voitures et de poids lourds.

Dans ce paysage, l'Après M détonne par ses couleurs pastels. Par ses jeux d'enfants repeints de planètes et d'astres. Par le fourmillement de personnes qui y viennent et d'initiatives qui y naissent. Mais aussi par son histoire.

Un Mac Do pas comme les autres

Nous sommes en 1992 lorsque Mac Donald installe un restaurant dans ce territoire sur lequel il peut s'assurer une situation de quasi monopole. En échange, il s'engage à créer de l'emploi pour les habitants de ce quartier loin de tout, où la mobilité est une gageure. Très vite, embauchant jusqu'à 77 salariés, il devient le second employeur du quartier, après l'hypermarché Carrefour à quelques centaines de mètres de là. « Il n'a jamais été un Mac Do comme les autres », aime à répéter du haut de son pull crème Kamel Guemari, représentant syndical de l'ancien Mac Do, désormais président bénévole de l'Après M.

Si la plupart des Mac Do voient leurs équipes - composées majoritairement d'étudiants -, se renouveler très régulièrement, ce n'est pas le cas ici. « Beaucoup de familles monoparentales dépendaient de ce travail. Pour nous, c'était un ascenseur social ». Le restaurant se mue aussi rapidement en « place du village » dans un territoire où les espaces de cohésion sociale ont disparu les uns après les autres. « À l'époque, on avait les guinguettes », se rappelle avec un brin de nostalgie Kamel Guemari, un gobelet de café fumant entre les mains. Le Mac Do est venu remplir cette béance. « C'était ici que s'organisaient les rendez-vous amoureux, les ventes de voitures .. On se retrouvait pour travailler à plusieurs. On avait des anniversaires et même des mariages », raconte Lila.

Alors quand sa liquidation est annoncée en décembre 2019, les salariés ne peuvent s'y résoudre. Kamel Guemari de dit prêt à y laisser sa vie. Le lieu est occupé. Les mois sans salaire s'enchaînent. La peur au ventre. La crainte de ne plus pouvoir nourrir sa famille. Du vide d'une vie sans emploi. De l'isolement... Jusqu'à l'épidémie de covid-19.

Coralie, ancienne manager et désormais salariée de l'Après M s'en souvient. « Comme on n'avait plus de salaire, on s'est organisés pour s'entraider entre nous. Et puis on a vu les besoins des gens autour. Alors on a commencé à les aider eux aussi ». Car dans le 14e arrondissement de Marseille, en 2020, 40 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté.

L'ancien Mac Do devient alors une plateforme de distribution alimentaire, ce qu'il est toujours aujourd'hui, avec 700 colis distribués tous les lundis, ainsi que, lorsque cela est possible, des paniers de fruits et légumes.

Le lieu attire aussi des associations soucieuses de maintenir une forme de cohésion en temps de « distanciation sociale ». Du soutien scolaire. De la culture. Des soins...

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Fast social food

Mais pour financer ces générosités que porte l'association La Part du peuple créée par les anciens de l'Après M et leurs alliés, il faut de l'argent. Et donc une activité commerciale.

C'est là la fonction du fast food solidaire inauguré en décembre 2022 en lieu et place du Mac Donalds. « On fait de la fast social food : le social au centre, l'économie comme moyen », détaille Kamel Guemari dont le sens de la formule rappelle celle de son modèle, l'Abbé Pierre. « Sûrement le meilleur homme que la terre ait portée », sourit-il derrière sa barbe rectangulaire qui ressemble justement beaucoup à celle de l'abbé dans ses jeunes années.

Coca, frites, burgers... Le restaurant reprend les codes du fast-food classique. Pas question d'être hors sol. Il faut que les habitants du quartier puissent s'approprier ce lieu avant d'être progressivement guidés vers une alimentation plus qualitative. C'est l'ambition derrière la création de la gamme Fastronomique (9,60 euros le menu contre 8,60 pour la gamme classique) et de ses Ovnis, hamburgers dont la recette a été élaborée par le chef triplement étoilé Gérald Passédat. « Gérald Passédat a grandi dans ces quartiers. Il avait envie d'apporter sa pierre à l'édifice et pour nous, c'est un honneur », se réjouit Kamel Guemari. Honneur d'offrir enfin aux habitants du territoire une recette réalisée avec attention pour eux, composée de produits frais, cuisinés sur place. Fierté d'avoir permis aux salariés d'apprendre aux côtés de la renommée équipe de ce chef. Et le pari semble payant. « Les Ovnis sont nos meilleurs ventes », affirme Lila. « Peu à peu, on pourra améliorer la gamme et gommer les recettes moins qualitatives ».

« Maintenant, on se lève en se disant que des gens ont réellement besoin de nous »

Pour Coralie et Zied, anciens managers Mac Do et désormais salariés de l'Après M, beaucoup de choses ont changé dans leur façon de travailler. « On a remis l'humain au cœur du projet », observe Coralie. « Avant ce qui comptait, c'était la main d'œuvre, le chiffre d'affaires... Là, c'est l'insertion, le travail sur l'accompagnement. Ce n'est pas la même motivation de travailler pour nourrir des gens avec l'aide alimentaire, les menus suspendus... que de le faire pour enrichir un patron ». Et Zied de poursuivre : « Maintenant, on se lève en se disant que des gens ont réellement besoin de nous. Et on les aide à réaliser leurs rêves ».

Si ce travail revient à chacun, c'est surtout un certain « Garrido », Renald de son prénom, qui s'en charge. Volubile, cet ancien boxeur croit fortement au potentiel du sport en matière d'inclusion. Dans la salle, il n'a de cesse de se mouvoir, offrant généreusement cafés et accolades à ceux qu'il croise, entre deux coups de téléphone. « Je m'occupe du recrutement et de l'accompagnement des personnes en insertion ».

Quatre d'entre elles, les plus éloignées de l'emploi, sont ainsi en chantier d'insertion, réalisant des tâches liées à la solidarité autour du restaurant. 22 autres sont en entreprise d'insertion, consacrant 26 heures de travail hebdomadaire au restaurant. Parmi les profils de ces personnes : de jeunes décrocheurs, des réfugiés ayant fui la guerre à l'image de Maria qui a dû s'arracher à son Ukraine natale. D'autres sont sous surveillance judiciaire après un passage en prison. Il y a aussi Paola, jeune maman célibataire venue de Roumanie, qui n'avait jamais travaillé auparavant, et qui a trouvé ici « une deuxième famille ».

Ces personnes, Garrido tente de leur tendre une main afin qu'elles puissent à nouveau rêver et construire un projet de vie qui leur permette de s'épanouir. Il s'attelle aussi à lever les nombreux freins à la concrétisation de ces projets : garde d'enfant, mobilité, logement, problèmes administratifs, addictions... « Je m'appuie beaucoup sur des partenaires ». Et le soutien moral est évidemment constant. « Ces gens ont besoin d'être reconnus, d'exister, de participer à un mouvement ».

« Ici, on lutte contre toutes les précarités »

Et ici, du mouvement, il y en a partout. Entre les murs du restaurant où se côtoient clients, salariés, membres d'associations partenaires à l'image du club de supporters South Winners dont le patron Rachid Zeroual est présent ce matin. Visiteurs venus d'ailleurs, élus politiques, acteurs proposant des cours de stand-up, compagnies de théâtres avec qui s'organisent des spectacles... Car « ici, on lutte contre toutes les précarités, y compris la précarité culturelle », pointe Lila.

Mais le fourmillement est aussi palpable dehors, entre les parois de conteneurs orange posés juste à côté, sur le parking du restaurant.

Ce jeudi matin, l'association La Maraude du cœur fait mijoter une marmite dont émane une odeur de bouillon de cuisine. Son contenu sera distribué quelques heures plus tard aux abords de la gare Saint-Charles. Juste à côté de la marmite, Mona se tient droite, la gorge emmitouflée dans un foulard épais. Elle fait partie des bénévoles en charge de l'aide alimentaire pour l'association La Part du peuple. La grande distribution a lieu le lundi, « mais je suis toujours ici », dit-elle. Même par temps froid ? « Oh », souffle-t-elle dans un haussement d'épaules, « c'est pas grave ça ! Il faut être là pour récupérer les dons qui arrivent. Et il y a parfois des demandes d'urgence. Ce matin, j'ai eu un ancien militaire qui n'avait plus rien à manger. Je lui ai donné un sac de conserves avec de la purée ».

A côté de ce local, on trouve une association dont l'activité est toute autre. Siégeant au MIN des Arnavaux, AMR Eco Services traite les déchets (cartons, palettes) de producteurs et de l'Après M, en s'appuyant elle aussi sur une équipe de salariés en insertion. Une activité créée par Moustafa Hamouche alors que celui-ci avait du mal à trouver un premier vrai emploi. Il a créé le sien et veut donner leur chance à des jeunes dont le lieu de résidence agit trop souvent comme un repoussoir auprès des employeurs. Convaincu que le travail est la clé de l'inclusion.

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Le choix de la Scic

S'appuyant ainsi sur un vaste réseau de partenaires, l'Après M a choisi de faire reposer son activité commerciale sur une Scic, une Société coopérative d'intérêt collectif. Un statut créé en 2000 et relevant du champ de l'économie sociale et solidaire. « Ce statut permet d'avoir une vision large autour du projet, de ne pas être dans l'entre-soi », explique Lila.

La gouvernance de la Scic est ainsi portée par plusieurs collèges représentant ses différentes parties prenantes : salariés, membres fondateurs, associations partenaires, partenaires économiques et collectivités locales. Les bénéfices réalisés par la Scic sont, hors réserve stratégique de 15 %, entièrement reversés aux activités d'entraide que porte l'association La Part du peuple. Façon de séparer le pouvoir de l'économie, celle-ci n'étant pas une fin mais un moyen au service de la cohésion sociale et de tous les services proposés ici, mais aussi les nombreux projets à venir, comme celui de créer, à proximité, un village communautaire qui hébergerait et ferait travailler des personnes fragiles autour des enjeux de la transition écologique. « On devrait y trouver un méthaniseur domestique créé par un ingénieur qui voudrait se lancer sur le marché français à nos côtés. Et si, à terme, notre modèle est rentable, on pourrait développer d'autres activités comme la transformation de cannettes ou de mégots », se projette Lila.

Économie sociale et solidaire

Voilà comment un symbole de l'économie de marché s'est mué en emblème de l'économie sociale et solidaire. Par sa finalité. Par son approche fondée sur l'humain. Par sa capacité à fédérer, avec un ancrage local très fort. Mais aussi par son sens de la débrouille.

Parti d'une faible trésorerie construite grâce à une campagne de contributions qui lui a permis de collecter 90.000 euros, l'Après M est parvenu à mettre sur pied un projet qui aurait nécessité des centaines de milliers, voire des millions d'euros en d'autres circonstances. Au prix, néanmoins, d'importants sacrifices pour ceux qui ont embarqué dans cette aventure. Des heures de bénévolat quotidien qu'on a cessé de compter. Des vies de familles mises en suspens. De l'épuisement.

Reste que sur un marché foncièrement capitaliste, tout cela ne suffit pas. La fréquentation est en hausse, mais l'équilibre n'est pas encore atteint tandis qu'il faut rembourser des dettes, et que des investissements sont nécessaires. « Nous sommes sur un marché très concurrentiel, observe Lila. On ne peut pas avoir la même productivité qu'un fast-food classique quand on a des personnes en insertion. On ne peut pas mettre la pression à quelqu'un qui est en vrac alors qu'on sait qu'il a passé la nuit dehors ». Pas les mêmes armes.

Artisans du « Monde d'après »

Dès lors, un recours aux aides publiques est nécessaire, du moins au démarrage. Le rachat du local par la Ville de Marseille a été une bouffée d'air. Mais le récent refus de la Région d'allouer une aide de 180.000 euros pour le restaurant - qui emploie sept salariés en plus de la trentaine en insertion - a du mal à passer. « On s'offusque parce qu'on n'a pas répondu à un mail à un moment donné. Mais est-ce qu'ils savent que ce sont exclusivement des bénévoles qui travaillent sur ces dossiers ? », s'interroge Lila. « Notre porte est encore ouverte », fait savoir Kamel Guemari qui regrette que les projets portés par les habitants des quartiers défavorisés ne soient pas davantage soutenus, malgré l'immensité des besoins de ces territoires, amplifiés par l'inflation. Une campagne de financement participatif de 300.000 euros devrait faire l'objet d'une prochaine communication.

« Avec tout ce qu'on a sacrifié, on ne pourra pas parler de victoire », pense Lila. « Mais on s'interdit d'échouer ». Parce que derrière les lettres de l'Après M se cache un acronyme en même temps qu'une promesse : « Association de préfiguration pour une restauration écologique et sociale ». L'envie de construire, depuis des quartiers qui ont tant souffert du « monde d'avant », ce « monde d'après » allègrement cité au moment de l'épidémie de covid-19. Un monde recentré sur l'essentiel : l'humain et la nature. Un monde du soin, où l'on prête attention à ceux que l'on a tant ignorés. Où l'on tend la main à l'autre, quel qu'il soit, « la main qui donne n'étant jamais au dessus de celle qui reçoit », aime à répéter Kamel Guemari. Un monde auquel ici, chacun veut pouvoir rêver. Tout en en étant pleinement acteur.

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