ESS  : "Le modèle économique, c'était presque un sujet tabou"

[Mois de l'ESS 3/5] Si la logique de projet est plus ou moins la même et les business model tout aussi incontournables, entreprendre dans l'ESS présente quelques spécificités. D'où la création de structures d'accompagnement adaptées, à l'image de l'incubateur Intermade, né en 2001 à Marseille et présent dans l'ensemble du territoire régional. A Nice, la Scic Immaterra s'attelle quant à elle à créer des passerelles entre cet univers et celui des entrepreneurs classiques.
(Crédits : DR)

Des bureaux et des salles de réunion. Une vaste cuisine où traînent des tasses de toutes les couleurs. Un tableau velleda annonçant le programme des jours à venir et, notamment, la tenue d'un karaoké baptisé « Chantons nos utopies ».

Niché au cœur de la Friche-Belle-de-mai, Intermade ressemble à un incubateur comme on en compte désormais beaucoup dans la ville. À ceci près qu'il accompagne un type bien précis de porteurs de projets. Sa spécialité : l'économie sociale et solidaire, au sein de laquelle il a tenu la main à un millier de projets, depuis sa création en 2001 au sein d'un foyer pour jeunes travailleurs.

Enrichi de l'espace marseillais de coworking La Ruche qu'il a pris sous son aile sous la bannière du groupe Concrétisons l'utopie, il fait aujourd'hui figure de premier incubateur de l'ESS en France et a germé à d'autres endroits de la région ; soit en propre dans les Alpes-Maritimes à travers son petit frère Az'up, soit en transférant ses outils à d'autres opérateurs locaux, comme Initiatives Terres de Vaucluse du côté d'Avignon.

Intermade propose plusieurs programmes d'accompagnement aux porteurs de projets, de l'amorçage à la couveuse (12 mois), en passant par Starter (3 mois) dont la vocation est de tester la faisabilité d'un projet. Entre les murs d'Intermade, se croisent des projets très divers. « Nous avons deux thématiques principales qui sont en fait assez larges, explique Violette Kelberine-Pérès, responsable animation de territoire chargée d'accompagnement au sein de l'incubateur. La première, c'est se loger : habiter et vivre ensemble. La seconde c'est se nourrir : le corps et l'esprit ».

L'envie d'être utile

Des thématiques sur lesquelles affluent les porteurs de projets, ou plutôt de solutions. Car s'il est un trait caractéristique des créateurs qui foulent le sol d'Intermade, c'est leur volonté d'apporter des solutions concrètes à des problèmes qui le sont tout autant. C'est le cas de Julie Nicol, qui a rejoint Intermade dans le cadre de la création marseillaise de son antenne de Toit à moi, association nantaise qui achète, grâce au financement participatif, des logements qui sont ensuite mis à disposition de personnes sans domicile. Ces dernières bénéficient en outre d'un accompagnement complet dans les tous aspects de leur vie, avec la constitution d'un chaleureux réseau de personnes pour les entourer. « Ici, témoigne la jeune femme, je suis venue me former sur la structuration en association, les statuts, la création d'un budget, d'une matrice financière, la mesure d'impact ... ».

Des compétences pratiques qui font souvent défaut à des porteurs animés essentiellement par une quête d'utilité sociale. C'est ce qu'a remarqué Clément Reynaud au moment de son passage par Intermade, alors qu'il se préparait, avec son associé, à mettre sur pied l'entreprise de l'ESS Projet Celsius qui œuvre dans la formation et l'accompagnement autour du climat et du bilan carbone. « Contrairement à un incubateur classique où les gens ont souvent d'abord envie d'entreprendre et trouvent ensuite une idée, chez Intermade c'était plus l'inverse. On était nombreux à avoir une idée sans trop savoir quoi en faire ». Une envie de changer le monde qui demande une posture adaptée de la part de l'accompagnateur, explique Violette Kelberine-Pérès: « Ces entrepreneurs mettent, peut-être plus que d'autres, leurs tripes dans ces projets. Ils veulent participer à créer un nouvelle économie qui casse le pas. Nous devons les coacher sans faire à leur place »

Autre différence que remarque Clément Reynaud : une sorte de malaise vis-à-vis de l'argent. « Le modèle économique, c'était presque un sujet tabou. Dans l'ESS, on a tendance à se contenter de la rétribution morale et à s'asseoir sur la rémunération monétaire. Ça m'a fait cogité. J'ai fini par assumer d'être une entreprise commerciale, qui réalise du bénéfice pour ensuite créer de l'emploi ».

Ce complexe, nombreux sont ceux à l'observer au sein de l'ESS. Et il va parfois de paire avec ce que Violette Kelberine-Pérès qualifie de « manque de culture de l'investissement. Alors que les banques sont capables de financer jusqu'à un milliard d'euros, le besoin des projets de l'ESS en Provence-Alpes-Côte d'Azur avoisine le 1,2 million. Il y a des blocages. Est-ce une question d'opportunités ? D'indicateurs de retours sur investissement ? »

Une concurrence asymétrique avec l'économie classique

Pour la chercheuse Nadine Richez-Battesti, le développement de la finance solidaire ne profite que marginalement aux entreprises de l'ESS (10 % environ). Car celles-ci se trouvent désormais face à des entreprises de l'économie classique qui savent souvent mieux qu'elles mettre en avant une forme d'utilité sociale, comme c'est le cas des entreprises à mission. « L'ESS reste méconnue tandis qu'une partie de ses principes sont repris par l'économie classique, parfois tordus, dans des stratégies de greenwashing par exemple ». Or, entreprises de l'ESS et de l'économie classique ne jouent pas à armes égales. « L'environnement est très sensible aux stratégies de communication, à la narration des réussites. Or l'ESS fait peu de narration de ses réussites, faute de temps, faute de moyens. Et puis, l'ESS a longtemps eu l'idée que pour vivre heureux, il fallait vivre cachés ». L'arrivée de certains types d'entreprises dans le champ de l'ESS suite à la loi Hamon de 2014 a néanmoins quelque peu fait évoluer les choses, pense-t-elle.

Cette concurrence asymétrique se retrouve également dans les appels à projets émanant des collectivités locales et de l'Etat. Appels à projets qui prennent de plus en plus le pas sur les classiques subventions. Une tendance problématique pour la chercheuse : « Avec les appels à projet, c'est la collectivité qui décide ce qui est bon. Elle abandonne la capacité des structures de l'ESS à révéler les besoins du territoire, et les oblige à répondre à des besoins déclamés par la puissance publique ». Au gré des modes, et des stratégies politiques.

Pour s'adapter à cet environnement, Claire Marenco, qui accompagne des structures de l'ESS à Grasse - et notamment pour le compte d'Intermade -, prône des formats hybrides, dans lesquels une association peut se doter d'une société commerciale relevant de l'ESS pour diversifier son modèle économique par exemple. « La grande diversité des statuts de l'ESS est une force » pense-t-elle. Mais elle exige bien sûr un accompagnement.

Par ailleurs, pour trouver leur place et accéder aux financements - qu'ils soient publics ou privés - les structures de l'ESS ont un important travail à mener quant à l'évaluation de leur impact. Un travail auquel s'intéresse beaucoup Intermade qui veut par ailleurs accentuer ses efforts sur la valorisation des initiatives qu'elle porte - via ses incubés mais aussi en propre - et sur l'ESS en général.

Une ESS encore méconnue

Projet Celsius fait partie de ces jolies histoires nées d'Intermade. L'entreprise, qui a conclu en 2020 son premier contrat avec l'École Centrale de Marseille pour des missions de formation, compte à ce jour cinq salariés répartis entre Paris et Marseille pour l'essentiel. Elle s'est fait une place sur son marché, notamment dans le champ de la santé. « Nous avons créé une version de notre jeu Carboniq sur l'empreinte carbone pour l'AP-HM. Nous avons aussi remporté des appels à projets des Instituts Pasteur et Curie, malgré la présence de gros concurrents en face ». L'entreprise accompagnera ces grands noms de la santé dans la réalisation « d'ambitieux plans climat ». Et Clément Reynaud assure que le statut d'ESS n'est pas un frein, même s'il ne lui a ouvert qu'un nombre modéré de portes, sa force résidant plutôt dans le parcours universitaire de ses fondateurs.

« Notre choix de nous inscrire dans le champ de l'ESS était un peu comme une profession de foi. Nous avions envie de vivre décemment de notre activité et d'offrir un cadre de travail confortable aux gens qui nous rejoignent. Et nous nous sommes rendu compte que ce qu'impose la loi Hamon, comme la réinjection de la moitié des bénéfices ou les limites quant aux écarts de revenu, est loin d'être insurmontable ». Alors pourquoi les entreprises sont-elles si peu nombreuses à franchir le pas, tandis que celles à mission sont de plus en plus nombreuses ?

Faire communiquer économie classique et ESS

A Nice, la Scic Immaterra qui accompagne les entreprises - relevant ou non de l'ESS - dans leur transition écologique avance quelques explications. « Il y a un manque de connaissance. Par exemple, en raison du principe de prise de décision selon lequel une personne égale une voix, beaucoup pensent qu'on ne peut pas décider de quoi que soit », analyse Sophie Radisse, directrice de la Scic. « Certains ont également l'impression qu'ils devront subir dix années sans rémunération. Tout ceci est faux. De nombreux modèles sont possibles. Et les entreprises de l'ESS sont souvent plus résilientes que les autres ». Elles en ont notamment fait la preuve au moment de la crise des subprimes en 2007, comme le rappelle Nadine Richez-Battesti.

Pour casser ces préjugés, des passerelles entre économie classique et ESS sont peut-être à bâtir. Immaterra s'y attelle. Fondée par le Club des entrepreneurs du Pays de Grasse, elle a choisi le statut de Scic pour être au service de son territoire au moyen d'une gouvernance qui en inclut les diverses parties prenantes. Mais le choix de la Scic est aussi une manière d'être « alignés avec ce que l'on prône auprès des entreprises que l'on accompagne : une gestion démocratique, la participation des salariés, un strict encadrement des bénéfices... » De quoi inspirer l'économie classique et d'ailleurs, certaines structures ont franchi le pas, à l'image de la coopérative viticole Estandon, basée dans le Var, qui s'est depuis peu muée en Scic. À l'inverse, les structures de l'ESS ont certainement beaucoup à apprendre, aussi, de l'économie classique.

Créer des passerelles : un travail auquel s'attellent également certaines politiques publiques locales, soucieuses de voir l'ESS prendre une place plus grande au sein de l'économie, tout en encourageant les entreprises classiques à opter pour des modèles plus en phase avec les enjeux sociaux et environnementaux de notre époque. Avec l'espoir qu'un jour peut-être, la marge puisse devenir norme.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.