Comment Tafalgie Therapeutics veut s'imposer sur le colossal marché de la douleur

Bien que colossal, le marché de la douleur ne s'est pas montré particulièrement innovant ces dernières décennies, malgré l'émergence de drames comme la crise des opioïdes aux États-Unis. À Marseille, une entreprise issue des travaux de la recherche publique (CNRS - Aix-Marseille Université) entend changer la donne. Elle a mis au point une nouvelle famille de molécules antidouleurs non opioïdes, capables de traiter tous types de douleurs sans effets secondaires ni problèmes de tolérance. Les essais cliniques sur l'humain sont imminents.
(Crédits : DR)

Elle peut-être aiguë ou chronique. Inquiétante. Insupportable parfois. La douleur serait en tout cas le motif de deux tiers des consultations médicales en France, ses formes chroniques concernant un Français sur trois. À l'échelle macro-économique, la douleur représente des dépenses considérables pour la collectivité. 300 milliards d'euros annuels pour le seul continent européen. Et les remèdes proposés ont de nombreux défauts.

« Le marché de la douleur a fait l'objet de très peu d'innovations en trente ans », observe Eric Schettini, président de Tafalgie Therapeutics. Pour les douleurs faibles à modérées, le paracétamol est la molécule la plus utilisée mais son mésusage est fréquent, et non sans risques. Quant aux douleurs intenses, elles ont donné lieu depuis les années 1900 à des traitement à partir d'opioïdes à l'origine d'une immense crise sanitaire en Amérique du Nord. Une crise à l'origine de 500.000 décès aux États-Unis depuis les années 1990. Dont 120.000 sur la seule année 2023. En cause : la dépendance générée par les traitements à base d'opioïdes, qui pousse, dans un contexte socio-économique défavorable, de nombreuses personnes à pallier le manque en se tournant vers d'autres drogues (héroïne, fentanyl), parfois dans le cadre de cocktails particulièrement fatals.

« Il y a deux problèmes majeurs avec les opioïdes. D'abord, ils induisent une hyperalgésie qui fait que plus on en prend, plus le seuil de déclenchement de la douleur s'abaisse. Donc on a besoin d'en prendre toujours plus. Ensuite, un mécanisme de tolérance se met en place : plus j'en prends, plus j'ai besoin d'augmenter la dose pour obtenir le même effet. D'où des phénomènes d'addiction ». Il y a donc urgence à proposer une alternative. Ce à quoi s'attelle Tafalgie Therapeutics.

Enracinée dans la recherche publique

Spin-off du CNRS et d'Aix-Marseille Université, cette entreprise développe une nouvelle génération de peptides antidouleurs ne contenant pas d'opioïdes. Une innovation de rupture qui a valu à l'entreprise de faire partie des rares entreprises européennes lauréates du programme accélérateur du Conseil européen de l'innovation. Une innovation née d'une rencontre fortuite entre Eric Schettini et Aziz Moqrich, docteur en neurosciences.

La rencontre a lieu en 2019. Eric Schettini vient du monde de l'investissement. S'intéressant au secteur de la biotechnologie, il croise le chemin d'Aziz Moqrich et est sensible à son histoire. « Après une thèse à Marseille, Aziz a travaillé cinq ans aux États-Unis, notamment dans le laboratoire d'Ardem Patapoulian, prix Nobel de médecine 2021 », raconte Eric Schettini.

De retour à Marseille en 2005, Aziz Moqrich décide d'ouvrir son propre laboratoire, l'Institut de biologie du développement. Il s'intéresse alors aux mécanismes de la douleur, à la manière dont se transmet l'information et aux protéines impliquées dans ce système. C'est alors qu'il découvre la protéine TAFA4, une protéine secrétée naturellement chez tous les mammifères dont la fonction est, en plus d'inhiber l'intensité du signal douloureux, de déclencher une cascade d'événements à même de restaurer un fonctionnement cellulaire normal.

De sorte que cette protéine - de même que ses dérivés - présente un potentiel dans le traitement des douleurs, y compris chroniques et aiguës. Et ce, sans générer d'effets secondaires ni de tolérance. Utilisable pour traiter la douleur, cette protéine a aussi la vertu de la prévenir. Un atout majeur dans le cadre de la chirurgie notamment, pour éviter l'installation de douleurs post-opératoires.

Essais cliniques imminents

Ces recherches sont donc prometteuses. Sauf qu'en 2019, « Aziz Moqrich est allé au bout de tous les financements publics pour de la recherche fondamentale. Il est bloqué. Nous avons parlé quatre ou cinq heures de cela et j'ai fini par le convaincre de créer une entreprise pour pouvoir valoriser les résultats de sa recherche ». C'est ainsi que naît Tafalgie Therapeutics. Mêlant secteurs public et privé, l'entreprise réunit une équipe pluridisciplinaire composée de cliniciens, de pharmacologues, mais aussi de spécialistes du droit et de la recherche et développement. « Nous avons négocié avec le CNRS, AMU et la SATT Sud-Est pour mettre en place un contrat de collaboration et une licence exclusive d'exploitation du brevet déposé en 2014 par le CNRS ».

À ce jour, l'entreprise  -qui est parvenue à lever 15 millions d'euros et bénéficie du soutien de Bpifrance - a réalisé toutes les étapes précliniques, montrant sur l'animal (chien, rat, souris), une efficacité similaire à celle des opioïdes. « Nous sommes à la veille d'entrer en essais cliniques chez l'humain. Nous sommes assez optimistes quant à notre capacité à franchir la première phase car les mécanismes de la douleur sont semblables chez tous les mammifères. Nous sommes impatients de tester l'efficacité : sera-t-elle aussi élevée que chez l'animal ? »

Les tests porteront d'abord sur un premier candidat moins abouti en matière de galénique et de stabilisation, histoire d'obtenir dans les meilleurs délais des preuves d'efficacité. « Pour ce premier candidat, nous espérons disposer des résultats de phase 2-A d'ici fin 2025 ». Le second candidat aboutira plus tard, pour une administration par voie orale.

Parmi les cibles prioritaires de l'entreprise : les douleurs post-opératoires qui représentent 24% du marché de la douleur, et les douleurs chroniques de tous types (45% du marché), notamment les douleurs neuropathiques qui ne trouvent pour l'heure pas de réponse.

Se muer en pôle d'excellence sur la douleur

Pour la commercialisation, il faudra probablement attendre 2030. « Mais on espère faire mieux. Si notre composé à une efficacité évaluée chez l'animal, on pense que les pouvoirs publics pourraient accélérer la procédure du fait des enjeux ». Tafalgie Therapeutics n'a pas vocation à prendre elle-même en charge cette commercialisation. « Le marché est tellement colossal que nous n'aurons pas d'autre choix que de passer par des contrats de licence avec de grands groupes ». L'entreprise, qui devrait s'agrandir pour compter 35 personnes d'ici fin 2025 contre 15 aujourd'hui, souhaite plutôt poursuivre ses efforts en matière de recherche. « On aimerait élargir notre portefeuille avec d'autres molécules qui agissent selon le même mécanisme et monter un pôle d'excellence sur la douleur ».

Il n'empêche que l'équipe se pose d'ores et déjà la question du prix de sa protéine, et donc de son accessibilité « Nous travaillons d'arrache-pied sur ce sujet qui renvoie aux modalités de production. Nous privilégions une bio-production plutôt qu'une production par synthèse. Cela pose moins de problèmes de matières premières puisqu'on peut produire des milliards de bactéries en une nuit et c'est une attente forte du marché qui permettrait en plus de proposer des prix plus bas ». Des prix qui devraient demeurer supérieurs à ceux des opioïdes, mais « avec un rapport bénéfices-risques incomparable ».

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