Économie régénérative  : « Les territoires peuvent être une force d'impulsion » (Christophe Sempels, Lumia)

De plus en plus mobilisé, le concept d'économie régénérative propose un autre paradigme économique, au sein duquel l'économie et l'humain sont interdépendants du vivant, et où les entreprises peuvent agir pour réparer la nature. Un concept encore assez théorique, dont s'emparent un nombre croissant d'entreprises. Sincèrement parfois. A visée de greenwashing dans certains cas. Expert du sujet, Christophe Sempels (directeur du centre de recherche Lumia situé à Mouans-Sartoux), revient sur ce concept, sur ce qu'il recouvre et sur ses limites.
(Crédits : DR)

LA TRIBUNE - Le concept d'économie régénérative est de plus en plus utilisé par les entreprises de divers domaines. D'où vient-il et que recouvre-t-il ?

CHRISTOPHE SEMPELS - L'économie régénérative naît du constat de la présence des neuf limites planétaires, dont six pour lesquelles la côte d'alerte a été dépassée [parmi elles : le cycle de l'eau douce, l'état de la biodiversité, le changement climatique, le changement d'usage des sols, les nouvelles pollutions chimiques ainsi que les perturbations des cycles biochimiques, ndlr]. Dès lors, on ne peut plus se contenter de réduire l'impact de l'activité humaine sur ces processus. L'idée est donc d'engager une dynamique de régénération des équilibres naturels. C'est ainsi qu'est née l'économie régénérative dans l'agriculture, notamment aux États-Unis. En France, on a commencé à réfléchir à ces sujets avec les travaux sur l'économie positive, et la publication du livre « Réparer la planète » de Maximilien Rouer et Anne Gouyon. L'originalité de ces travaux est de montrer comment les entreprises peuvent se saisir de ce paradigme et s'inscrire dans une dynamique de transformation de leur activité, et de leur modèle économique.

Christophe Sempels

Christophe Sempels @DR

Peut-on dire de l'économie régénérative qu'elle est une économie inspirée de la nature ?

Le biomimétisme s'inspire de la nature. L'économie régénérative, elle, cherche à se ré-appuyer sur les services écosystémiques produits par le vivant. Elle a vocation à recréer des alliances nouvelles avec le vivant non humain.

Comment les entreprises peuvent-elles s'engager dans l'économie régénérative ?

Le premier mouvement est de réduire leur impact négatif au seuil incompressible, qui est celui prescrit par la science dans la maîtrise des grands équilibres naturels. Il faut réduire cette pression à une vitesse et à une intensité compatibles avec les droits de tirage et l'état de dégradation de ces processus.

Le second mouvement consiste à générer un impact positif sur les écosystèmes, sur les parties-prenantes, sur le territoire. Cela nous oblige à regarder ce qui est régénératif. Le pouvoir de régénération étant une propriété intrinsèque au vivant. On s'intéresse en fait à la capacité d'auto-renouvellement des écosystèmes. L'enjeu est en fait de recréer les conditions d'expression du potentiel de création continue de la nature. De lui permettre de créer de la matière, d'échanger des informations en générant des impacts positifs, à l'image des arbres qui, dans une forêt, échangent entre eux des informations. De telle sorte que, lorsqu'un arbre est agressé, l'information est transmise aux autres qui peuvent alors produire des toxines qui leur permettront de résister au même agresseur.

Plus concrètement, quels types d'actions peuvent être mises en place ?

Cela peut passer par l'approvisionnement. Les entreprises peuvent recomposer leur chaîne de valeur en choisissant des matières premières dont les bénéfices écologiques sont avérés. Il peut aussi s'agir de repenser les liens que l'on entretient avec le vivant. Pour un agriculteur qui est en permanence au contact de la nature, c'est assez évident. Mais pour une industrie, une société de services, ce lien d'interdépendance avec le territoire est parfois plus difficile à percevoir.

Le terme d'économie régénérative est de plus en plus utilisé. Certaines entreprises se targuent d'être régénératives parce qu'elle recréent des espaces naturels qu'elles ont artificialisés par ailleurs. N'y-a-t-il pas un risque que ce terme se vide de son sens et soit utilisé à des fins de greenwashing ?

Concernant la compensation, cela peut, quand cela est bien fait, s'entendre sur le carbone car le problème est mondial. En revanche, en matière de biodiversité, c'est une faillite complète car on néglige le fait que les écosystèmes sont territorialement situés et qu'ils jouent un rôle unique et singulier.

Donc oui, il existe un risque que le terme soit vidé de sons sens. On le voit aussi avec les termes de technologies, de voitures ou même de pneus qui seraient régénératifs. Une technologie artificielle ne pourra jamais être régénérative, seul le vivant le peut. Au mieux, ces solutions réduisent l'impact. Mais le plus souvent, elles se contentent de déplacer le problème. C'est notamment le cas lorsqu'on se focalise sur le climat. À l'inverse, quand on s'intéresse à la fois à la biodiversité, au sol, à l'eau et aux services écosystémiques, on se prémunit fortement du risque de déplacement des problèmes.

Défendre et accompagner l'essor de l'économie régénérative, c'est justement l'une des missions du centre de recherche et de formation Lumia que vous dirigez. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

Lumia repose sur deux principales activités que sont la recherche-action et la formation. En recherche-action, nous travaillons sur des méthodologies, des outils qui permettent aux entreprises et aux territoires d'engager une démarche régénérative.

Quant au centre de formation, il a vocation à professionnaliser les dirigeants, les équipes des entreprises, mais aussi les élus des collectivités territoriales afin qu'ils puissent infléchir le mode de fonctionnement de leur organisation. Nous travaillons pour cela à la fois sur les aspects techniques (évolution des modèles économiques par exemple), et sur la transformation intérieure des personnes qui est une absolue nécessité. Nos schémas de pensée, notre système de croyance se sont complètement coupés du vivant. Il faut reprogrammer notre manière de penser. Pour que la vie circule en dehors de soi, il faut d'abord qu'elle circule en soi. Parmi les choses qui se jouent ainsi, il y a par exemple notre capacité à nous auto-limiter. Car la notion de limite est inhérente à la réconciliation des sphères humaines et économiques aux sphères écologiques et non humaines.

Pourtant, la principale boussole de nos économies est le PIB, indicateur purement quantitatif, que l'on veut faire croître sans limite. Faut-il abandonner cet objectif et, à l'inverse, aller vers une forme de décroissance, un mot souvent tabou pour les acteurs de l'économie ?

Dans notre système économique, les entreprises sont tournées vers la quête d'une croissance sans limite de leur activité. Il y a une déconstruction à opérer. La croissance est souvent perçue comme expression de la puissance. Mais il s'agit d'une forme de névrose, de déviance. Il est essentiel de savoir s'auto-limiter, comme c'est le cas dans toutes les consommations addictives.

Les études scientifiques sont claires : elles ont très largement démontré l'impossibilité de la croissance verte. Mais le terme de décroissance bloque. Il est associé à l'anti-progrès, à la perte. Nous, nous prônons la post-croissance. Nous pensons qu'il y a des choses à faire croître : la biodiversité, les services écosystémiques, la santé, l'éducation, la solidarité, les valeurs immatérielles... D'autres choses doivent décroître. Le Giec nous explique par exemple que les sources d'énergies fossiles devraient rester dans les sols. Il faudrait aussi mettre fin à l'utilisation de produits à usage unique. La logistique longue distance pour des produits à faible valeur ajoutée et à l'empreinte écologique désastreuse pourrait elle aussi décroître. De même que le PIB, qui ne rend pas compte de l'impact de l'économie sur l'environnement.

Mais cela se planifie à l'échelle macro-économique...

Il faut gérer le protocole de renoncement. Qui prend en charge le coût de l'échouage, le chômage que cela pourrait générer ? Comment on programme la transition ? Si on n'anticipe pas ces enjeux, on ne pourra pas sereinement programmer ces grands mouvements.

Vaste chantier, qui semble loin d'être enclenché...

L'économie régénérative reste extrêmement marginale. C'est un sujet novateur qui a encore beaucoup à démontrer sur sa faisabilité. Mais le bon côté, c'est que de plus en plus d'entreprises veulent se saisir de ces ambitions et s'engagent dans des voies d'expérimentation.

Le Pays de Grasse est justement assez innovant sur ces sujets. Notamment son Club des entrepreneurs au travers du programme Régénér'azur dédié à ce sujet. L'économie régénérative est elle une économie des territoires ?

Les territoires ont un rôle extrêmement important à jouer. La biodiversité est territorialement située. L'engagement des actions régénératives suppose de retisser des liens avec son territoire. Donc oui, les territoires peuvent être une force d'impulsion capable de créer et de faciliter des espaces de coopérations essentiels à ce type d'économie.

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