À Cadenet dans le Vaucluse, une expérimentation de sécurité sociale alimentaire s'apprête à entrer en action

[Sécurité sociale alimentaire : où en est-on dans le Sud ? Épisode 2/2] - Qui a dit que les grandes villes avaient l'apanage de l'innovation sociale ? Le 1er avril prochain, le village de Cadenet - 5.000 âmes dans le Vaucluse - s'apprête à ouvrir une caisse expérimentale de sécurité sociale de l'alimentation. Le résultat de trois années de réflexions d'intenses discussions entre les participants qui ont expérimenté une forme très directe de démocratie.
(Crédits : DR)

Nous sommes en 2020 quand Eric Gauthier, membre de l'association Au Maquis, entend parler de sécurité sociale de l'alimentation. Une vidéo d'abord, publiée par l'association d'éducation populaire Réseau Salariat. Puis des articles, ci et là, pour aiguiser sa compréhension du sujet.

Inspirée de la sécurité sociale, la sécurité sociale alimentaire propose, grâce à une système de cotisations, d'allouer à chaque citoyen une enveloppe mensuelle de 150 euros censée lui permettre d'acheter des produits alimentaires conventionnés sur la base de critères définis démocratiquement : qualité nutritive, origine, modes de production, rémunération des producteurs...

« La sécurité sociale de l'alimentation permet de donner aux Français qui ont du mal à se nourrir correctement les moyens de le faire. Et en même temps, elle permet d'investir dans le système alimentaire comme la sécurité sociale l'a fait avec la création des CHU. Avec les cotisations, on pourrait ainsi accompagner la transformation des pratiques agricoles et installer de petites unités de production comme des moulins ou des usines de fabrication de raviolis, ce qui participerait à sortir les paysans de l'endettement ».

Une approche systémique

Une approche systémique qui semble apporter une réponse aux limites auxquelles fait face son association, Le Maquis. Née au début des années 2010, celle-ci organise des ateliers au pieds d'immeubles pour favoriser le lien social autour de Cadenet, notamment dans les quartiers populaires d'Apt ou Cavaillon. Des ateliers qui font la part belle aux enjeux d'alimentation saine et durable. Sujet que la structure traite également en soutenant les paysans via le soutien, par exemple, à l'installation d'un magasin de producteurs. « On adore ce que l'on fait. Mais on se rend compte qu'on n'apporte pas de réponses réellement durables », ressent Eric Gauthier.

« Dans les quartiers, les gens ont envie de reproduire ce qu'on leur montre mais ils n'en ont pas les moyens financiers. Quant aux producteurs, ils n'ont pas les moyens d'acheter les produits de leurs collègues dans le magasin de producteurs. On génère de la frustration dans les quartiers populaires sans pour autant apporter réellement de réponses au monde paysan. La sécurité sociale alimentaire nous est apparue comme un moyen de répondre à toutes ces limites ».

De quoi susciter l'enthousiasme parmi les effectifs de l'association. Jusqu'à enclencher une réflexion sur l'éventuelle mise en place d'une sécurité sociale de l'alimentation, ici-même, à Cadenet.

« Nous avons commencé par rassembler un premier groupe de personnes ressources : deux paysans, un bénévole de l'aide alimentaire, un responsable d'association, des techniciens des collectivités territoriales... Nous nous sommes retrouvés tous les quinze jours pendant neuf mois et avons fait intervenir des personnes expertes venues de l'extérieur». L'enjeu étant alors de poser des bases de connaissances communes, « histoire de savoir de quoi on parle ».

Une mini convention citoyenne


Neuf mois plus tard, une mini convention citoyenne sur l'alimentation voit le jour à Cadenet. Elle réunit 25 personnes rencontrées dans la rue, aux sorties de matchs et d'école, dans les marchés... Un échantillon qui se trouve, par le fruit du hasard, bien représentatif de la population de la ville. « Nous avons proposé à ces personnes un programme de six mois d'apprentissage autour de plusieurs thématiques, avec à chaque fois de la controverse pour qu'ils maîtrisent bien le sujet et aient un regard critique ». Essentiel pour partir d'un socle commun de connaissances et se prémunir d'éventuels rapports de domination que pourraient générer une asymétrie de connaissances entre les uns et les autres.

En juin 2021, les participants, qui se sont pris à ce jeu démocratique, ont envie de poursuivre leur réflexion. « Nous avons fait travailler le groupe sur une carte de notre avenir alimentaire désirable à Cadenet en 2052 ». Un horizon suffisamment lointain pour se détacher des réalités politiques actuelles et se donner la latitude de rêver. « Sur cette carte, on voit une agriculture très présente avec un peu d'élevage, des unités artisanales de transformation pour produire des cookies et des raviolis... On a aussi une voie de chemin de fer pour les quelques produits plaisir qu'on est obligés d'importer. On est loin d'une réflexion d'amish », sourit Eric Gauthier.

60.000 euros de la Fondation de France

L'horizon étant dressé, la mini convention collective commence à se pencher à la concrétisation du projet, aidéé par l'obtention de 60.000 euros en provenance de la Fondation de France. « Nous avons décidé de confier cette somme au Collectif local alimentation de Cadenet (Clac) pour qu'elle en fasse ce qu'elle veut ». Après quelques hésitations, celui-ci choisit de s'en servir pour alimenter une caisse de sécurité sociale alimentaire qui permettra de verser 150 euros mensuels pendant un an à 33 personnes de Cadenet.

Dans le même temps, on réfléchit à la question du conventionnement : quels seront les produits éligibles à des remboursements, et à quel niveau ? « Nous avons passé six mois à nous prendre la tête avec ça. Nous avons choisi des critères transversaux comme le bien-être des travailleurs, la responsabilité environnementale, l'autonomie par rapport aux grands groupes industriels... Chaque produit s'est vu attribuer une note de 1 à 10 et en fonction, il permet d'obtenir un remboursement de 30%, 70% ou 100% ».

Il faut dès lors définir quels sont les commerces partenaires. « Nous avons rencontré les commerçants : des boulangers, des épiciers, le bar, le magasin de producteurs ... Ce qui nous a permis de comprendre le métier de chacun, ce que l'on ne prend jamais le temps de faire en temps normal ».

Finalement, trois lieux de vente sont sélectionnés : le magasin de producteurs, une Amap ainsi qu'une épicerie proposant des produits classiques mais indépendante des grands groupes de la grande distribution. « Ils ont trouvé notre projet super intéressant et il s'est passé une chose dingue : l'épicière, qui avait plusieurs de ses produits remboursés à 30 %, nous a demandés de l'aider pour en avoir davantage qui le soient à 70 %. Elle a enclenché une transformation de son système d'approvisionnement juste par désir de correspondre à ce truc ! ».

Derniers ajustements

Octobre 2023 : une réunion publique est ouverte à tous les habitants de Cadenet pour sélectionner les 33 expérimentateurs de la SSA et enclencher sa mise en place. Mais une question se pose : comment effectuer les remboursements ? À Montpellier, c'est une monnaie locale numérique qui a été choisie comme moyen de transaction. Sauf qu'ici, on n'en a pas vraiment envie. « Plusieurs personnes ont exprimé leur lassitude vis-à-vis du tout numérique partout et tout le temps. Elles avaient envie de faire de la monnaie un vecteur de lien social ».

La réflexion se poursuit dans les semaines qui suivent. « Mais finalement, ce qui était au départ un manque de préparation a conduit à impliquer plus qu'on l'avait imaginé les 33 participants à l'expérimentation puisque ceux-ci ont réfléchi avec nous aux solutions par rapport à cette problématique ».

Début 2024, la solution est trouvée : « les citoyens conservent leur ticket et remplissent une sorte de fiche de soin. En fin de mois, on fait le bilan. S'ils ont bien dépensé les 150 euros, on leur redonne la même somme pour le mois suivant ». Une pratique susceptible d'évoluer encore. « Certains lieux de vente nous ont proposé de faire le tiers-payant. Ce qui fait que pour un produit remboursé à 100 %, il n'y aurait aucun frais à avancer. Cela est très intéressant pour des ménages modestes ».

Un démarrage effectif au 1er avril

Trois années de réflexions et de discussions pour finalement s'acheminer, le 1er avril prochain, à la mise en œuvre effective de l'expérimentation. « Nous avons les financements pour tenir un an. Nous aimerions poursuivre après cette date ».

À si petite échelle, l'enjeu n'est évidemment pas encore de savoir si la sécurité sociale de l'alimentation est en mesure de résorber la faim et la malbouffe, ni de transformer le système agricole. « Pour le moment, l'enjeu porte plutôt sur la démocratie. Nous allons voir comment les habitants changent leur perception de ce qu'ils mangent, comment ils s'intéressent aux enjeux de leur territoire et se les approprient. C'est vraiment le plus important dans ce projet. Au-delà de distribuer de l'argent pour acheter de la bonne bouffe, permettre à des personnes de vivre des transformations démocratiques est assez dingue. Et l'alimentation est un sujet extrêmement porteur pour cela. On sait combien le sujet peut diviser. Comment peut-on, à l'inverse, l'utiliser pour faire société et arrêter de se pourrir les uns les autres ? ».

Pour évaluer les impacts macro-économiques du dispositif, une généralisation à l'ensemble des habitants de la ville sera nécessaire. Ce qui coûterait environ 8 millions d'euros. « Nous n'aurons pas ce financement de la part des collectivités locales. Cela pourrait être pris sur le budget de la santé car permettre à des personnes de se nourrir sainement peut générer une baisse significative des dépenses en santé. On sait combien la malbouffe génère de maladies comme le diabète, l'obésité ou certains cancers ».

L'enjeu de la généralisation

Eric Gauthier aimerait ainsi voir voté un droit à l'expérimentation, à l'instar de ce qui existe pour les Territoires zéro chômeur de longue durée. Pas sûr que le mouvement austéritaire actuellement à l'œuvre aille en ce sens. Mais déjà, les acteurs locaux réfléchissent à d'autres manières de prélever des cotisations. « Il y a deux façons de faire : soit on compte sur des cotisations citoyenne volontaires comme à Montpellier. Soit on implique les entreprises ». L'association le Maquis entend montrer l'exemple en étudiant la mise en place d'une telle cotisation pour ses salariés. « Il y a aussi une librairie que cela intéresse. Si on avançait sur cela et qu'on avait un instrument juridique pour le faire, on pourrait créer des minis caisses de cotisations ».

Au niveau national, le collectif pour une sécurité sociale de l'alimentation en discute, tentant de rallier à sa cause quelques députés. « Deux ou trois sont intéressés par le sujet. Mais il est très difficile de demander à un élu de voter une loi qui lui ferait perdre du pouvoir au profit d'une caisse autogérée par des citoyens. Il faut que l'on embarque avec nous le monde syndical de la production alimentaire ». La Confédération paysanne a d'ores et déjà rejoint le collectif national.

Un premier pas avant un intérêt partagé plus largement par la population ? Ici comme dans les autres villes concernées, les porteurs de ces démarches en seront certainement les premiers ambassadeurs. Des ambassadeurs convaincus que les réponses aux grands défis de notre temps peuvent aussi naître du local, au plus près des besoins.

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Commentaire 1
à écrit le 29/03/2024 à 8:04
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Au sein d'une région dévastée par la pensée courte, le pognon et trois partis d'extrême droite c'est très innovant, très intéressant et très étonnant mais bravo franchement. Une démarche véritablement vertueuse. Plus que la sécurité sociale, la santé...

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