« Aujourd’hui, l’emploi salarié ne protège plus du mal-logement » (Anne-Claire Bel, Compagnons Bâtisseurs Provence)

Vice-présidente de la Chambre régionale d'économie sociale et solidaire Sud, Anne-Claire Bel est aussi depuis 2018 directrice des Compagnons Bâtisseurs Provence, association installée à Marseille, qui aide les habitants en situation de mal-logement à améliorer leurs conditions de vie au quotidien. Deux missions grâce auxquelles elle s'attelle à porter la voix des autres, dans des combats où enjeux sociaux et environnement sont intimement liés.
(Crédits : DR)

S'il est une couleur qui domine le bureau qu'occupe Anne-Claire Bel au sein du local des Compagnons Bâtisseurs à Marseille, c'est bien le bleu. Nettement sur le mur du fond de la pièce. Puis par touches, ici sur une lithographie représentant un paysage de ville grecque, là sur une petite table basse. « En fait, c'est un peu un hasard », sourit-elle sous sa frange châtain. « Quand j'ai pris mes fonctions, je suis allée cherché de la peinture dans une droguerie et il n'y avait plus beaucoup de choix. Alors j'ai choisi ce bleu et j'ai agrémenté la pièce avec quelques objets de la même couleur ». Se saisir des opportunités. Se les approprier pour se sentir à sa place. Chez soi.

Comme ce poste de directrice qui lui faisait craindre de s'éloigner du terrain et des personnes qu'elle y rencontrait jusqu'alors. « Les postes de direction peuvent sembler très techniques, pas forcément appropriés pour quelqu'un qui recherche du sens, du contact humain. Mais on peut adapter un poste en y mettant de soi. Au final, je n'ai jamais accompagné autant de personnes à la fois », assure la directrice de cette association de 47 salariés, auxquels il faut ajouter 5 volontaires issus de plusieurs pays de l'Union européenne ainsi qu'une quarantaine de bénévoles.

Auto-réhabilitation accompagnée

Une équipe mobilisée autour de ce qui fait le cœur de métier des Compagnons bâtisseurs : l'auto-réhabilitation accompagnée. Le principe : permettre à des habitants subissant des situations de mal-logement - qu'ils soient locataires ou propriétaires occupants- d'améliorer leurs conditions de vie à l'intérieur de leur domicile. « Cela commence par un diagnostic partagé avec les habitants. On ne se rend pas chez eux en tant qu'experts. Même si nous sommes là pour repérer des problématiques techniques, il y a des choses que seuls les habitants peuvent nous dire : par exemple le fait qu'ils reçoivent une décharge électrique quand ils posent la main sur l'évier. On observe aussi leur façon de se mouvoir, d'occuper leur logement ».

Une fois le diagnostic posé, certaines réparations et aménagements peuvent être réalisés avec l'habitant. « On peut agir sur les travaux qui relèvent de l'entretien locatif : changer les joints d'un robinet par exemple ». Parfois, il s'agit de repenser plus globalement l'aménagement. « Dans les familles en grande précarité, les enfants n'ont souvent pas d'endroit pour faire leurs devoir. Dans ce cas, le chantier peut être un levier pour lutter contre l'échec scolaire, mais aussi pour résoudre certains conflits familiaux ».

Un travail mené conjointement avec un réseau de partenaires, dont bon nombre de travailleurs sociaux qui permettent d'aborder de façon globale la situation des personnes, pour trouver des solutions qui améliorent efficacement leur quotidien. « Ces travailleurs sociaux nous sont aussi utiles pour approcher les personnes ». Un véritable enjeu alors que le mal-logement va souvent de paire avec un sentiment de honte. La peur d'être jugé par celui qui franchirait le seuil de la porte. De susciter de la pitié.

Mais dans la plupart des cas, les travaux doivent être conduits par des professionnels du bâtiment. L'association se positionne dès lors comme un tiers de confiance capable de veiller à ce que les professionnels engagés soient fiables. « Et c'est nous qui gérons leur rémunération via les différentes aides. C'est donc rassurant pour eux aussi. Cela protège leur trésorerie ».

Médiation et accès aux droits

La mise en place des ces chantiers s'accompagne souvent d'un travail de médiation et d'accès aux droits. C'est justement par cette porte qu'Anne-Claire Bel rejoint l'association, en 2003.

« J'avais étudié le droit dans l'idée de pouvoir aider les gens ». Une ambition refroidie par son premier emploi, dans un cabinet d'experts-comptables. « On me demandait de travailler sur de l'optimisation fiscale, du calcul de risques prudhommaux... Cela n'avait pas de sens pour moi. Je n'avais pas fait du droit pour cela ». Elle part. Hésite entre différentes opportunités. Dans des collectivités locales. Ou chez les Compagnons Bâtisseurs Provence. Elle choisit la deuxième option, soucieuse de pouvoir « faire vivre mon poste, d'être force de proposition ».

À cette époque, le mal-logement est un sujet qui préoccupe l'État. La loi SRU, qui impose aux communes un minimum de 25 % de logements sociaux, n'a que trois ans. En 2002, le décret décence veut garantir des conditions de logement suffisantes pour préserver la vie des habitants. La législation se renforce. Tout l'enjeu est de la faire appliquer.

« Les collectivités étaient encore frileuses pour lancer des procédures d'insalubrité. Quand on enclenchait des procédures coercitives contre des marchands de sommeil, on était pas du tout sûrs du résultat. Quant aux tribunaux, ils n'étaient pas toujours enclins à trancher ».

En Provence-Alpes-Côte d'Azur, les Compagnons bâtisseurs sont alors essentiellement présents dans les Bouches-du-Rhône. Ils essaimeront dans les autres départements au fil des années qui suivront. Anne-Claire Bel devenant notamment, dès 2012, coordinatrice de la structure dans le Var et les Alpes Maritimes.

« Dans ces territoires, on trouve autant de problématiques de non-décence et d'habitat indigne. Mais la relation des habitants à leur logement est un peu différente de ce que l'on trouve à Marseille. Là-bas, les gens sont souvent attachés à leur village. Beaucoup de propriétaires occupants ont hérité de leur bien, cela génère beaucoup d'affect. Ils sont donc plus susceptibles d'engager des démarches de rénovation. Dans une ville comme Marseille, on a un peu plus tendance à se décourager et à vendre. D'autant que le traitement des dossiers Anah [Agence nationale de l'habitat, ndlr] est très long. Cela génère des renoncements ».

Porter la voix des autres

Avec ces nouvelles fonctions, la Marseillaise élargit et aiguise sa vision du mal-logement dans la région. Mais en 2018, elle a envie de prendre plus de hauteur encore. D'adopter « un point de vue encore plus macro » en devenant directrice des Compagnons Bâtisseurs Provence. Elle peut ainsi mettre en place diverses actions qui lui tenaient à cœur : réduction du temps de travail des salariés, simplification de certaines tâches, suivi psychologique de ceux qui sont chaque jour exposés à la détresse que peut générer le mal-logement ...

Ce poste de directrice est aussi pour elle un moyen de « faire du lobbying », de « porter la voix » des personnes qu'accompagne l'association, de ses salariés, de ses volontaires, de ses bénévoles. « J'ai toujours aimé cela. En sixième déjà, j'étais représentante de la classe. En droit, j'ai intégré un syndicat étudiant. Puis chez les Compagnons, j'ai été déléguée du personnel ».

Ces voix, elle les porte aussi au sein de la Chambre régionale de l'Économie sociale et solidaire qu'elle rejoint en 2022 en tant que vice-présidente en charge de la transition écologique. Avec l'envie de montrer combien enjeux écologiques et sociaux sont imbriqués.

« Dans les discours politiques, on parle souvent de la rénovation thermique comme d'un moyen de préserver le climat. Mais les gens que l'on accompagne ne sont pas dans la sur-consommation. Ils sont dans la privation et subissent des impayés. Cela génère des problèmes de santé, de malnutrition... Il faut vraiment réfléchir aux discours et aux moyens censés inciter les personnes à investir dans la rénovation de leur logement. Il faut comprendre les barrières auxquelles ils font face, leurs inquiétudes, leur lassitude face au cumul de problématiques qu'ils rencontrent ».

« L'ESS n'est pas là pour conduire des missions de service public à bas coût »

Et selon elle, l'économie sociale et solidaire est un modèle particulièrement propice à traiter simultanément tous ces enjeux. « Le dialogue est au cœur des structures de l'ESS, de par leur mode de gouvernance».

Elle croit aussi que cette économie peut répondre aux aspirations émergentes sur le marché du travail. Grilles salariales moins inégalitaires, notamment entre hommes et femmes. Volonté de servir l'humain avant tout... Reste que l'ESS souffre d'une représentation erronée, pense-t-elle.

« L'ESS est souvent mal comprise. Elle n'est pas là pour conduire des missions de service public à bas coût. Nos structures exigent de réelles compétences, en ressources humaines, en finances... Nous rendons des services aux humains, mais nous avons des salariés à payer à la fin du mois, un modèle économique à préserver. Il est essentiel que les chambres de l'économie sociale et solidaire aient les moyens de réellement mener leurs missions de chambres consulaires. L'ESS défend des valeurs, mais elle ne vit pas d'amour et d'eau fraîche ».

Et Anne-Claire Bel compte bien continuer de le prouver jour après jour au sein des Compagnons Bâtisseurs Provence qui s'apprête à franchir le cap des 50 salariés au printemps, ce qui générera de nouvelles obligations tandis qu'en face, les défis sont immenses.

La donne a changé. Le droit est davantage appliqué. Et les collectivités, à l'instar de la Ville de Marseille, sont de plus en plus enclines à se porter partie civile dans des procédures d'insalubrité. « Les habitants sont mieux protégés qu'au début des années 2000 ». Reste que certains nuages semblent de mauvais augure. L'annonce de l'assouplissement de la loi SRU en est un. Tandis que le dernier rapport de la Fondation Abbé Pierre, particulièrement alarmant, a estimé que 4,2 personnes souffrent du mal-logement en France.

« Il y a vingt ans, le travail protégeait du mal-logement, observe Anne-Claire Bel. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas car les salaires sont trop bas alors que l'électricité et les loyers sont trop élevés »

Des défis face auxquels l'association prendra évidemment sa part. Avec un nouveau projet politique national qui sera voté en juin prochain, puis décliné au niveau régional. Incarné par une porte-voix prête à parler aussi fort qu'il le faudra.

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