La croisade des parfumeurs face aux révisions réglementaires européennes

Depuis huit mois, la filière flavour and fragrance tire la sonnette d’alarme : le projet de révision de deux réglementations européennes assimilerait les matières premières naturelles, particulièrement prégnantes pour le Pays de Grasse, capitale mondiale des parfums, à des mélanges intentionnels, à l’instar des produits de synthèse. Une classification jugée erronée par les professionnels du secteur qui mettrait en péril tout en écosystème et perturberait l’ensemble de la chaîne de valeur, du cultivateur jusqu’au consommateur.
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Depuis le 19 décembre 2022 et l'annonce de la révision par la Commission européenne des règlements CLP et REACH, la filière de la parfumerie et des plantes à parfums, aromatiques et médicinales (PPAM) est en croisade. Parmi ses ambassadeurs, Jérôme Viaud, maire de Grasse et président de la communauté de communes du Pays de Grasse dont les savoir-faire liés au parfum ont été inscrits sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l'humanité de l'Unesco. Après avoir prêché sa bonne parole à Bruxelles, en avril, le premier édile grassois a lancé en juin le club des maires des villes européennes de la parfumerie qui réunit une cinquantaine de communes françaises, allemandes, bulgares, italiennes, espagnoles, polonaises, roumaines et moldaves dont le patrimoine, l'histoire et l'économie sont intrinsèquement liés au secteur flavour and fragrance. Lequel s'inquiète face à cette nouvelle pression règlementaire.

Changement de sémantique...

La problématique tient en la révision, en cours, du règlement européen dit CLP pour Classification, étiquetage et emballage des substances et mélanges, et celle à venir de REACH, axé sur la sécurisation de la fabrication et l'utilisation des substances chimiques, le tout s'inscrivant dans le cadre de la stratégie européenne pour une chimie durable. Une initiative salutaire mais qui change les règles du jeu actuel car le projet proposé considérerait les extraits naturels comme des mélanges intentionnels et non plus comme des substances naturelles complexes.

Cette évolution - sémantique pour le profane - a son importance. "Associer la matière première naturelle à une juxtaposition de molécules, donc à un mélange de composants, c'est considérer les extraits naturels sans prendre en compte les interactions complexes qui se jouent, et donc le définir comme toxique à partir du moment où l'un de ses composants est jugé toxique", explique Philippe Massé, président de Prodarom, syndicat national des industries de la parfumerie et des produits aromatiques.

...Conséquences mondiales

Concrètement, si une telle réglementation était adoptée, quelles en seraient les conséquences ? « Enormes et mondiales, répond Philippe Massé, dans la mesure où si ces règlementations se basent exclusivement sur la toxicité des substances individuelles pour évaluer celle des extraits complexes, un nombre important d'entre eux serait considérés comme toxiques, avec un effet en cascade sur leur utilisation dans les produits de consommation. En conséquence, l'utilisation des principales matières premières naturelles qui composent la palette olfactive des Maisons de parfum serait quasi-interdite ».

Il faut savoir que sur les plus de 4.200 matières premières utilisées en parfumerie et en cosmétique, 950 sont des matières premières naturelles, transformées à 40% en huiles essentielles, à 60% en extraits tels que les absolues et les concrètes, bases à partir desquelles la création s'opère. On imagine donc aisément l'impact de cette nouvelle réglementation sur la filière française, notamment au niveau du produit fini, lequel pèse quelque 19 milliards d'euros en exportation.

L'industrie française en générale, grassoise en particulier, en ferait évidemment les frais. Terreau historique du parfum, le pays de Grasse héberge en effet les leaders du secteur. Tous y possèdent soit une filiale, soit leur siège, à commencer par les groupes familiaux Mane et Robertet, 1,6 milliard d'euros de chiffre d'affaires pour le premier (2021), 703 millions d'euros pour le second (2022).

Lire aussi« L'histoire de la parfumerie à Grasse est une histoire de technologie de plus en plus perfectionnée » (Jérôme Bruhat, Robertet)

Une production agricole en sursis ?

Autre secteur touché par cette évolution réglementaire, la filière agricole d'excellence française, productrice d'extraits de Narcisse, de bourgeon de cassis, de lavande, de lavandin, de sauge sclarée... A Grasse et ses alentours, c'est la culture des fleurs à parfums, avec la rose de mai, le jasmin, l'iris, la tubéreuse ou encore la fleur d'oranger qui tient une place toute particulière. Depuis une quinzaine d'années, elle a retrouvé ses lettres de noblesse après une longue traversée du désert où le tout synthétique primait. Le retour à l'authenticité et à la naturalité, plébiscité par le consommateur, a changé la donne. Les grandes marques sont revenues, la demande aussi. Près de 70 hectares de terres agricoles ont ainsi été sanctuarisés lors de la révision du dernier PLU (Plan local d'urbanisme) et une vingtaine de nouvelles exploitations ont vu le jour. Toutes en agriculture biologique, laquelle représente aujourd'hui 68% de la production florale locale. Et c'est sans parler de l'indication géographique (IG) "Absolue pays de Grasse" obtenue en 2020 pour les extraits de plantes à fleurs, cueillies et transformées sur le territoire. Lesquelles se trouveraient donc en sursis.

"Nous sommes profondément inquiets. Nous n'avons pas travaillé si dur ces douze dernières années pour voir nos productions assimilées à de la matière première synthétique. C'est tellement aberrant. Si les choses restent en l'état, c'est la fin de la production de fleurs, faute de débouchés, donc d'une grande partie de l'économie grassoise, tourisme compris", avertit Armelle Janody, présidente de l'association des Fleurs d'exception du Pays de Grasse, chef d'orchestre de la revalorisation de la production florale locale. Et l'agricultrice d'ajouter : "Le plus absurde dans cette histoire, c'est que cela va favoriser l'industrie du synthétique, nettement plus polluante et dangereuse, au détriment de l'industrie du naturel. On marche sur la tête."

Regard scientifique vs regard dogmatique

Alors que faire ? "Depuis huit mois, nous sommes dans un flux continu, c'est le sujet principal qui nous anime tous car notre crainte, c'est que cette règlementation perturbe tout l'écosystème, du cultivateur jusqu'au consommateur", relève Jean-Marc Giroux, président de Cosmed. L'association des PME de la filière cosmétique, avec l'International Fragrance Association (IFRA), Prodarom, le Comité interprofessionnel des huiles essentielles françaises (CIHEF) et PPAM de France, entre autres, font front commun pour expliquer ce que sont ces produits d'exception et la nécessité de prendre en compte leur singularité, comme leur spécificité, auprès des instances règlementaires et des élus européens. Il s'agit de les convaincre « de porter un regard scientifique et non pas dogmatique sur le sujet » pour « introduire dans le règlement CLP des dispositions particulières et proportionnées tenant compte de la spécificité des substances naturelles complexes ». Pour sa part, le maire de Grasse, Jérôme Viaud, "veut arrêter la machine bureaucratique infernale en la sensibilisant aux conséquences de ses projets, en lui montrant que derrière l'anonymat d'un règlement, il y a une filière d'excellence, avec ses emplois et des villes, que les décideurs européens sont loin d'avoir à l'esprit. Les rencontrer, souvent, c'est déjà faire avancer les choses dans la bonne direction".

Début juillet, le Coreper, comité des représentants permanents des gouvernements des Etats membres de l'Union Européenne, a rendu un premier avis sur le sujet. "Les Etats membres ont approuvé une proposition législative qui soutiendrait l'avenir des produits naturels, classés sur la base de données scientifiques disponibles pertinentes qu'il conviendrait toutefois d'approfondir", indique Philippe Massé. Une position de diplomate, en demi-teinte, qui ne satisfait pas pleinement les professionnels du secteur, et que le parlement européen, à l'automne, reprendra, amendera ou rejettera en plénière. Les négociations seront alors ouvertes, pour une décision définitive attendue en 2024.

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