La Table de Cana, pionnière de l’insertion par les fourneaux

Née en 1992 à Marseille, cette structure - petite sœur d’une initiative parisienne homonyme - a vocation à relier au marché du travail des personnes qui en étaient éloignées grâce à ses des activités de traiteur et de restauration collective. À trente ans, elle est parvenue à devenir autonome grâce à un modèle économique solide. Et est à l’origine de dispositifs emblématiques visant à ne laisser personne sur le carreau.
(Crédits : DR)

Les fourneaux comme tremplins vers l'emploi. L'idée ne surprend plus grand monde tant les dispositifs d'insertion par ce biais se sont multipliés ces dernières années.

Car la cuisine n'est plus seulement une corvée de nos vies quotidiennes. Les télé-crochets gastronomiques l'ont érigée en art. Les livres de recettes s'arrachent en librairie. Et de nombreuses acteurs de l'inclusion louent les vertus de la cuisine pour créer du lien entre les gens, révéler les talents de personnes fières de faire découvrir les recettes de leurs aïeux.

A Marseille, on compte ainsi une dizaine de structures qui utilisent ce vecteur pour remettre des personnes sur le chemin de l'emploi. Beaucoup se sont installées il y a peu, à l'image de Meet my mama qui vise des mères de famille, ou du restaurant gastronomique et solidaire Le République. Mais il en est une qui fait figure de grande sœur : la Table de Cana.

D'Antony à Marseille

1985 : bien que le taux de pauvreté s'atténue, la faim est au cœur des préoccupations. C'est d'ailleurs cette même année que naissent les Restos du Cœur.

A Antony, en Île-de-France, un prêtre jésuite et cadre informatique répondant au nom de Franck Chaigneau distribue des repas aux sans abris. C'est alors qu'éclot dans son esprit une idée pour lutter contre les causes de la pauvreté, parmi lesquelles le chômage. Il décide de créer une association qui permettrait à ceux qui sont éloignés de l'emploi de travailler tout en apprenant un métier. Et choisit pour cela la cuisine.

La Table de Cana naît en 1985, empruntant son nom aux Noces de Cana, dont le prête apprécie le caractère convivial. Deux ans plus tard, le concept essaime à Marseille, avant de s'ouvrir les portes d'autres villes françaises.

Bien qu'organisées en réseau, toutes ces antennes sont indépendantes et ont, de ce fait, leurs propres particularités. A Marseille, la Table de Cana compte deux activités : traiteur et restauration collective.

Un accompagnement complet pour faire revenir la confiance en soi

A ce jour, La Table de Cana marseillaise compte 48 salariés. Seize le sont de manière permanente. Les autres s'inscrivent dans un parcours d'insertion. « Il s'agit de personnes éloignées de l'emploi, depuis généralement au moins deux ans », explique Floriane Rieu, directrice de la Table de Cana. Celles-ci ont été orientées par les acteurs de l'insertion ou peuvent avoir candidaté directement sur une plateforme de l'insertion mise en place il y a un an et demi par l'État.

Parmi les principaux freins qui les ont éloignées de l'emploi : la mobilité, le manque de réseau, l'absence de logement stable, mais aussi, très souvent, « une faible confiance en soi. Or, pour chercher du travail, il faut être proactif, voir des gens, passer des entretiens ... Tout cela demande des ressources qu'on n'a pas forcément quand on est en perte de confiance ».

Afin de les aider à surmonter ces obstacles, l'entreprise leur propose un double accompagnement, professionnel et social. « L'accompagnement professionnel est assuré par les salariés permanents qui transmettent leur métier », qu'il s'agisse de chefs cuisiniers, de seconds de cuisines, mais aussi de responsables logistique, de commerciaux, d'administratifs ou encore de chauffeurs.

L'accompagnement social, quant à lui, vise à régler les problématiques sociales des salariés (santé, logement, démarches administratives ...) et repose sur un responsable d'insertion ainsi que sur une personne chargée des ressources humaines et de la formation.

En 2022, 75 % des salariés qui ont quitté la structure ont trouvé un emploi stable ou se sont inscrits dans une formation qualifiante.

Pour offrir des débouchés à ses salariés, la Table de Cana s'attelle à tisser des liens avec les entreprises du territoire, potentiels recruteurs pour ceux qu'elles forment. « Nous sommes en fait un pourvoyeur de talents », particulièrement précieux pour les entreprises de secteurs en tension comme peut l'être la restauration.

Autonomie financière

En tant qu'acteur de l'insertion, l'entreprise dispose d'aides aux postes allouées par l'État. Mais avec le temps, elle est parvenue à bâtir un modèle économique robuste puisque ces aides ne représentent que 10 % à 15 % de son budget.

Pour parvenir à cet équilibre, la structure a longtemps compté en majorité sur ses activités de traiteur, à plus forte valeur ajoutée, mais qui ont l'inconvénient d'être aussi peu stables que prévisibles à l'inverse de la restauration collective dans laquelle les contrats s'étalent sur un à quatre ans.

Ainsi, en 2018, elle investit dans l'agrandissement de ses locaux pour pouvoir donner plus de place à la restauration collective. De sorte que lorsqu'arrive l'épidémie de covid-19 et que ses activités de traiteur sont au ralenti voire à l'arrêt, la restauration collective lui permet de limiter les dégâts.

En 2022, son chiffre d'affaire de 2,5 millions d'euros repose pour moitié sur chacune de ces deux activités. Et si le covid-19 l'a ralentie un temps, il a, à terme, contribué à un accroissement de la demande. « Depuis l'épidémie, il y a une sensibilité plus forte des entreprises vis-à-vis de leur responsabilité écologique et sociale. Nous avons vu de nouveaux clients arriver pour cela ».

Parmi les clients de la Tables de Cana version traiteur, des entreprises comme Free Pro, des associations, mais aussi des instituons telles que le Département des Bouches-du-Rhône. « En général, nous sommes appelés pour des événements de 100 à 300 personnes ». Côté restauration collective, les clients sont plutôt des centres aérés ou, plus largement, des acteurs du secteur médico-social.

Permettre à chacun de trouver sa place

Désormais bien implantée sur le territoire marseillais, la Table de Cana veut y avoir un impact. Au travers d'une politique RSE ambitieuse (objectif 100 % réemploi, formation de ses équipes au compostage, coopération avec des fournisseurs s'inscrivant eux aussi dans l'économie sociale et solidaire ...), mais aussi par le biais d'actions solidaires.

Depuis le covid-19, la Table de Cana s'est engagée dans l'aide alimentaire et distribue environ 30 000 repas par an. « L'idée était au départ de proposer une aide alimentaire de qualité, car ce n'est pas parce qu'on est pauvre qu'on doit mal manger. Puis nous avons continué au-delà des confinements en sollicitant nos partenaires pour financer les repas : des fondations d'entreprises, l'État ... Nous avons un marché avec le Samu social ».

La Table de Cana est aussi - au travers de son association mère Le Festin - à l'origine de programmes emblématiques visant à toucher un public toujours plus large.

En 2015, sur une idée d'Alain Ducasse, elle lance Des étoiles et des femmes. Ce programme de formation auxquels se joignent des chefs étoilés vise à réinsérer des femmes éloignées de l'emploi grâce à la cuisine, avec un CAP à la clef. Né à Marseille, ce dispositif a depuis essaimé dans 12 villes françaises.

Plus récemment, ce sont les Beaux mets, restaurant gastronomique au cœur de la prison des Baumettes, qui ont fait parler de la Table de Cana. « Le principe fondateur de la Table de Cana est de construire une société où tout le monde trouve sa place. Nous nous sommes dit qu'après la prison, la vie ne soit pas s'arrêter et que l'on pouvions participer à la réinsertion de ces personnes dans la société ». Ouvert en novembre dernier, le restaurant est le premier de ce type en France. On en trouve d'autres versions à Londres et Milan.

Déjà, Floriane Rieu se réjouit de voir « les détenus en tenue, fiers de ce qu'ils font. Ils reprennent confiance en eux ». L'enjeu est dans le même temps de changer le regard des citoyens sur les détenus, en les emmenant à leur rencontre d'un univers méconnu et sujet à de nombreux préjugés.

S'organiser en brigade

Directrice depuis 2020, Floriane Rieu travaille au sein de l'entreprise depuis dix ans. Dix années au cours desquelles elle a vu l'économie sociale et solidaire se transformer.

« Depuis cinq ans, c'est le jour et la nuit. On a vu arriver énormément de nouveaux acteurs, de nouveaux projets. Le secteur associatif se transforme ». Pourtant, regrette-t-elle, « il y a toujours autant de pauvreté. Je ne sais pas quand est-ce qu'on parviendra à harmoniser les niveaux de vie entre les Marseillais et à faire sortir les gens de la pauvreté. Le Samu social nous dit qu'il y a de plus en plus de personnes à la rue ».


Si les responsabilité relève évidemment en bonne partie des politiques publiques, Floriane Rieu en appelle également à une plus grande coopération entre acteurs de l'ESS. « A Marseille, nous sommes encore un peu dans une logique du chacun pour soi. Il faudrait plus de cohérence entre nous tous ». Une cohérence qu'elle essaie de porter avec d'autres acteurs de l'insertion par la cuisine. « On regarde comment on pourrait se fédérer et mutualiser certaines fonctions. Nous avons beaucoup de problématiques communes : sur les publics, sur la formation, l'emploi... ». La coopération pour être plus forts. Et faire front commun contre une pauvreté en légère hausse depuis les années 1990, et sur laquelle l'actuel épisode d'inflation aura sans doute un impact significatif.

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