Marseille  : quand l'entrepreneuriat aide les migrants à trouver leur place... et bouscule les préjugés

Dix ans après son déplacement à Lampedusa, Marseille est une ville symbolique pour un pape soucieux du sort des réfugiés qui traversent, souvent au péril de leur vie, la Méditerranée. Une ville qui, bien que fracturée de toutes parts, constitue un terreau d'initiatives en faveur de l'accueil de ces personnes. Parmi ces initiatives, quelques unes misent sur l'entrepreneuriat pour lutter contre le déclassement des exilés, et pour changer les regards. Quant au monde économique local, de plus en plus de voix se lèvent, appelant à construire des relations réciproques entre les deux rives de la Méditerranée. Façon de panser des plaies du passé et, peut-être, d'éviter à tant de personnes de fuir leur terre natale.
A Marseille, Meet my mama accompagne des femmes de tous horizons désireuses de monter leur entreprise de traiteur. Une façon de leur redonner du pouvoir. De lutter contre le déclassement que génèrent la migration. Et de changer les regards. @Meet my mama
A Marseille, Meet my mama accompagne des femmes de tous horizons désireuses de monter leur entreprise de traiteur. Une façon de leur redonner du pouvoir. De lutter contre le déclassement que génèrent la migration. Et de changer les regards. @Meet my mama (Crédits : DR)

« Le problème qui me préoccupe, c'est le problème méditerranéen. C'est pour cela que je vais en France », expliquait le pape François en amont de sa venue à Marseille du 22 au 23 septembre. Depuis une décennie, la Méditerranée s'est transformée en « cimetière » dit-il. 26.833 personnes y ont ainsi péri depuis 2014, poussées par la pauvreté, la faim, les persécutions, l'espoir d'une vie meilleure ...

Après un premier déplacement symbolique à Lampedusa il y a dix ans, le pape choisit désormais de porter « un message de fraternité » depuis Marseille qu'il qualifie de « ville du peuple appelée à être aussi un port d'espérance ». « Une zone de fractures », où des solutions solidaires se bâtissent.

C'est ainsi à Marseille que l'on trouve le siège de SOS Méditerranée, ONG connue pour ses actons de sauvetage en mer et largement soutenue par la Ville de Marseille. « Ce n'est pas seulement l'honneur de Marseille, mais l'honneur de l'Humanité », disait ainsi à son propos le maire de Marselle Benoît Payan à l'occasion d'un concert caritatif en juin dernier.

Contre le déclassement, rendre l'entrepreneuriat accessible à tous

Mais après le sauvetage, se pose la question de l'accueil de ces personnes. Celles-ci se retrouvent souvent seules, avec peu de ressources. Elles subissent préjugés et agressions racistes. Et portent parfois un lourd bagage de traumatismes dont elles ne savent que faire.

Là, plusieurs structures leur prennent la main, parmi lesquelles des réseaux citoyens comme Ramina qui connecte nouveaux arrivants et locaux ; ou encore des associations d'apprentissage de la langue française ... D'autres jouent sur un autre levier : l'entrepreneuriat. C'est le cas de Singa.

Créée il y a une douzaine d'années à Paris avant d'arriver à Marseille il y a quatre ans, cette association agit sur deux volets que sont l'accompagnement socioculturel d'une part et l'entrepreneuriat d'autre part.

Pour ce qui est du premier volet, « nous avons à Marseille des bénévoles qui aident les personnes à se faire un réseau, c'est important car 80 % de ces personnes n'ont de contact qu'avec l'administration», explique Arnaud Mispolet, directeur de l'antenne locale. S'y ajoutent des cours de langue française, ainsi qu'une sensibilisation à l'entrepreneuriat.

« Nous ne sommes pas des prosélytes de l'entrepreneuriat », assure le directeur de Singa Marseille. « Cela ne convient pas à toute le monde. Mais nous voulons que chacun puisse se poser la question, et faciliter la tâche de ceux qui veulent se lancer ». Ce, au travers d'un programme d'accompagnement de six mois.

Un incubateur d'entreprises classique n'aurait-il pas pu assumer cette mission ? Singa s'est posée la question. « Nous avons remarqué que dans les structures classiques, ces personnes sous très peu représentées ». Soit parce qu'elles méconnaissent les dispositifs existants, soit du fait de difficultés à y accéder ou à suivre les programmes proposés.

« Quand une personne arrive, il lui faut dix ans pour retrouver une situation semblable à celle qu'elle occupait dans son pays d'origine »

Pourtant, l'entrepreneuriat peut être un moyen de lutter contre le déclassement pour des personnes nouvellement arrivées sur le territoire français.

« Quand une personne arrive, il lui faut en moyenne dix ans pour retrouver une situation semblable à celle qu'elle occupait dans son pays d'origine ». En cause : la langue, le manque de réseau, la non reconnaissance des diplômes obtenus ailleurs, le racisme et les discriminations qu'il génère.

« L'entrepreneuriat est une façon pour ces personnes de mettre toutes leurs compétences au service de leur projet, de s'autonomiser. Si elles ne parviennent pas à trouver un emploi qui leur correspond, elles peuvent le créer ».

D'ailleurs, les entrepreneurs sur plus nombreux parmi les populations nouvellement arrivées que sur l'ensemble de la population française, observe Arnaud Mispolet. « En France, on estime que les entrepreneurs représentent entre 5 et 10 % de la population active. Dans ces publics, on est davantage autour de 15 % ». Ainsi, parmi la vingtaine de personnes rencontrées par Singa à Marseille depuis qu'elle y a implanté son incubateur il y a un an, dix portent un projet entrepreneurial. Et les projets sont très divers. « Parfois il s'agit simplement de devenir autoentrepreneur, pour être chauffeur VTC par exemple. On a aussi pas mal de projets liés à la cuisine. Par exemple des restaurants vénézuélien, nigérien, un coffee shop éthiopien ... La gastronomie permet d'avoir un projet qui leur est spécifique, et de partager leur culture avec le pays d'accueil ».

Révéler les talents culinaires des femmes de tous horizons

La cuisine, c'est justement l'ingrédient principal de Meet my mama, autre structure née à Paris qui a fait le choix d'ancrer une antenne à Marseille en 2022. « Nous avons créé Meet my mama pour révéler les talents culinaires de femmes venues de tous horizons », résume Donia Souad Amamra, cofondatrice. Elle accompagne ainsi vers le métier de traiteur des femmes de toutes origines, installées depuis plus ou moins longtemps en France. Parmi elles, bon nombre ont subi un déclassement en arrivant. « Certaines étaient professeures, prothésistes dentaires, et elles doivent tout reconstruire ».

En plus d'un accompagnement visant à lever les freins de toute nature qu'elle peuvent rencontrer, de mettre à leur disposition des formations, un outil de travail et un réseau, Meet my mama les accompagne dans le cadre d'un programme d'empowerment. « Nous pensons que l'entrepreneuriat est un vecteur d'empowerment. Lorsqu'une femme parvient à se payer, à créer des emplois, à générer du chiffre d'affaires, cela change tout. Dans sa posture. Dans sa relation avec son mari, avec ses enfants ».

De belles histoires pour changer les regards

Et au-delà de ces apports personnels, les deux associations ont l'ambition de changer le regard porté sur ces personnes.

Loin des chiffres et du vocabulaire déshumanisant fréquemment utilisé pour parler de ceux qui quittent leur terre d'attache, « l'entrepreneuriat permet de raconter de belles histoires. Quand on voit qu'une personne travaille, crée des emplois, paie des impôts, on imagine mal lui dire de retourner d'où elle vient », pense Arnaud Mispolet. « Ces histoires rappellent aussi combien ces personnes sont nécessaires à la société. Elles représentent ainsi 15 % de la population entrepreneuriale, et dans les startups de la tech, on estime que 30 % des cofondateurs sont issus de l'immigration ». Et cette utilité dépasse le seul champ de l'entrepreneuriat. Notamment dans les métiers en tension qui sont souvent la première option qu'on leur propose.

Bâtir des relations économiques fondées sur la réciprocité

Riche par sa vie associative, la ville de Marseille comprend aussi des entreprises de plus en plus conscientes de la nécessité de changer de regard sur les peuples de l'autre rive de la Méditerranée.

Mardi 19 septembre, dans le cadre des Rencontres méditerranéennes, la Chambre de commerce et d'industrie d'Aix-Marseille a ainsi accueilli une dizaine de jeunes entrepreneurs venus de tous horizons : Tunisie, Espagne, Syrie, Grêce, Italie, Syrie ... L'idée : parler des liens économiques de la « mare nostrum », et surtout acter une volonté de changer les relations entre rive nord et sud.

« L'avantage comparatif de notre territoire est ce lien avec la Méditerranée, il y a une verticale à créer pour avoir un apport économique dans les deux sens », pense Denis Bergé, président de l'association Africalink et à la tête des relations internationales pour la CCIAMP. « Une entreprise ne peut plus juste exporter dans un pays, elle doit aussi créer de la valeur sur place avec des partenariats et de l'emploi. C'est de l'investissement », plaide-t-il. Une façon, en quelque sorte, de panser les plaies encore béantes laissées par la colonisation. Plaies qui ne sont pas sans lien avec les départs de beaucoup d'exilés.

Après des siècles de relations d'exploitation, l'heure serait ainsi à la réciprocité, alors que des tensions géopolitiques sont palpables entre les deux rives et que désormais, comme le souligne Denis Bergé : «l'Europe a plus besoin de l'Afrique que l'inverse».

Coopérer. Car jamais les migrations n'ont cessé dans l'histoire humaine. Parce qu'on ne retient pas quelqu'un qui fuit sa terre natale pour une vie meilleure. « On ne se retourne pas quand on marche sur le fil d'un rêve », écrit l'autrice Fatou Diome.

Et les mouvements de populations ne feront que s'amplifier sous l'effet du réchauffement climatique, avec de nombreuses régions du monde, tropicales notamment, qui commencent à devenir invivables. Selon l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), le changement climatique forcera, d'ici trente ans, pas moins d'un milliard de personnes à quitter leur terre.

Face à cela, la construction de digues semble bien vaine tandis que des passerelles seront indispensables. Et la Méditerranée a tout intérêt à montrer la voie.

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