À Marseille, Singa tend la main aux personnes primo-arrivantes et leur ouvre la porte de l'entrepreneuriat

Dix ans. C'est le temps qu'il faudrait à une personne primo-arrivante en France avant que celle-ci ne retrouve la position sociale qu'elle occupait dans son pays d'origine. Pour lutter contre ce déclassement, l'association Singa - présente dans 22 villes du monde - propose de créer une communauté de bénévoles autour des personnes primo-arrivantes et leur ouvre les portes de l'entrepreneuriat à travers ses incubateurs. Reportage à Marseille, où deux jeunes femmes se lancent, sous l'œil bienveillant de l'équipe locale.
(Crédits : DR)

Dans le poêlon, les grains de café vert virent au brun. « Tu vois là ? Les grains deviennent gras, c'est l'arôme qui se révèle », sourit Sarale, assise sur un tapis beige, tout en secouant d'un geste énergique un petit poêlon. Ce matin, dans la lumière tamisée de Fidèle, restaurant éthiopien fondé par son amie Tina à Marseille, c'est l'heure de la cérémonie du café. Comme à peu près cinq fois par jours en Éthiopie, où toutes deux sont nées.

« Avant, en Éthiopie, les femmes n'avaient pas d'emploi mais elles avaient toujours des tas de choses à faire : trier du blé ou des lentilles, coudre, éplucher des oignons. Plutôt que de le faire chacune dans son coin, elle s'invitent les unes les autres et rapportent leur travail de la maison. Elles sont ensemble et partagent tout », raconte Sarale de son sourire plein de vitalité.

Cette cérémonie, Sarale voudrait désormais en faire son métier.

Arrivée en France « par amour » en 2012, celle qui avait été sous-directrice d'une école privée en Ethiopie décide de se former à l'hôtellerie. Anglophone, elle y travaille la nuit d'abord. Puis, quand sa maîtrise du français s'avère suffisante, en journée. « En France, j'ai remarqué que les gens boivent beaucoup de café mais ne lui donnent pas l'attention qu'il mérite, contrairement au vin. On ne servirait pas du vin dans un gobelet en plastique », dit-elle avant de brûler un encens puis de faire infuser les grains torréfiés fraîchement moulus dans une jebera, élégante cafetière en terre cuite qu'elle pose sur un petit brasero.

sarale singa

Sarale servant le café fraîchement torréfié @DR

Un coffee-shop éthiopien

En 2019, son employeur lui apprend qu'elle fera l'objet d'un licenciement économique. Germe alors l'idée de monter sa propre entreprise. Dans le salariat, elle est frustrée de ne pas toujours pouvoir aller au bout de ses idées. Et elle n'a pas froid aux yeux. « S'il faut que je fasse vingt heures par jour, ce n'est pas grave, j'y vais ». Dans le garage de sa maison, à Chateauneuf-les-Martigues, elle dispose déjà d'un petit espace de stockage et de deux machines pour la torréfaction. Elle envisage alors de se doter d'un local à Marseille pour y monter son coffee-shop. Elle écrit à la Mairie de Marseille. Reçoit une réponse rapide. « Ils m'ont demandé un business plan et un budget. Je ne savais pas du tout ce que c'était ». Elle file sur Google. Trouve des tutoriels et fournit les documents. Mais ils manquent de solidité. On lui conseille alors de s'adresser à des professionnels de l'accompagnement. Elle entre en contact avec BGE puis avec un acteur nouvellement débarqué à Marseille : Singa. Un malicieux coup du hasard.

« J'étais ici en train de préparer du café quand Arnaud [Mispolet, directeur de l'antenne marseillaise de Singa, ndlr] est venu pour que Tina témoigne auprès des personnes qui veulent entreprendre. Il m'a demandé qui j'étais, je lui ai expliqué mon projet ». Singa deviendra le fil rouge qui la guidera dans ses démarches. Et une porte ouverte vers un réseau plus large. « Quand ils me disent « Wouah tu as bien avancé », même si je trouve que je n'ai pas avancé tant que ça, ça me booste ».

Lutter contre le déclassement

Présente dans vingt-deux villes du monde et une dizaine en France, « l'association Singa est née à Paris il y a douze ans », explique Arnaud Mispolet. « Son ambition est de lutter contre le déclassement que subissent les personnes primo-arrivantes. On estime qu'il leur faut dix ans pour retrouver la situation sociale qu'elles avaient dans leur pays d'origine ». En cause : la barrière de la langue, le racisme, la non-reconnaissance de leurs diplômes, le manque de réseau... Minant la confiance en soi des personnes.

Pour lutter contre ce phénomène, Singa s'appuie sur deux leviers. Le premier, c'est la construction d'une communauté humaine capable d'entourer ces personnes tout en leur apportant les outils qui leur manquent : réseau, apprentissage de la langue et de compétences diverses, capacité à s'affirmer grâce au théâtre par exemple...

Le second, c'est l'accompagnement à l'entrepreneuriat, qui peut, pour certains profils, être un moyen de court-circuiter le déclassement. À noter que Singa accompagne aussi 20 % de projets portés par des "locaux" si ceux-ci traitent des sujets d'accueil et de migration.

 L'entrepreneuriat comme levier d'émancipation et d'inclusion

« L'entrepreneuriat permet de mettre toutes ses compétences au service d'un projet, de se s'autonomiser, de créer son propre emploi », observe Arnaud Mispolet. Tout en bousculant les préjugés souvent portés sur ces personnes.

D'ailleurs, les personnes primo-arrivantes sont souvent plus nombreuses que les autres à vouloir se lancer dans ce type d'aventure. « En France, 5 à 10 % des actifs sont entrepreneurs. Parmi les personnes primo-arrivantes, on monte à 15 % ». Pour autant, ces personnes peinent à trouver leur place dans les structures classiques de l'accompagnement. « Pour ces structures, il est difficile d'atteindre ces publics. Les tests d'entrée et les programmes ne sont pas forcément adaptés ». Pour cibler ces profils, Singa a noué un partenariat avec l'Office Français de l'Immigration et de l'Intégration. Le bouche à oreille compte également beaucoup. Comme avec Rana, autre entrepreneuse accompagnée par Singa et originaire du Liban.

La force du réseau

« Je suis arrivée il y a trois ans et demi », raconte-t-elle derrière un cappuccino, tranquillement installée une terrasse du Vieux-Port.

« Au Liban, j'étais formatrice pour baristas et manager qualité pour la marque Illy Café. Mais là-bas, la situation était devenue chaotique ». Homosexuelle, elle a fait son coming out à l'âge de dix-huit et commence à se sentir en danger. Elle part seule et trouve refuge chez un frère déjà sur place, puis chez des amis.

En juillet 2021, la jeune femme, qui porte un tatouage de plume sur le bras, trouve un emploi dans un restaurant chilien. « Je me suis dit : pourquoi pas continuer un projet dans la cuisine ? ». Elle en parle à droite à gauche. « Je suis trop sociable », sourit-elle. « Dans la vie il faut être maligne et ne pas rester à la maison à ne rien faire ». De contact en contact, elle rencontre Singa. L'association lui parle du Foodcub, cet incubateur culinaire qu'elle rejoint. Elle la met ensuite en lien avec la cheffe marseillaise Devaky Sivadasan - la fondatrice de Mama Spice- qui souhaite incuber des porteurs de projets culinaires. L'occasion rêvée pour se lancer. « Grâce à Singa, j'ai pu trouver un moyen de tester mon business pendant un an et des moyens de me financer », notamment un prêt à taux zéro. Son offre : une cuisine « funky, healthy, créative », inspirée du Liban, avec « une touche française ».

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Rana, dans les cuisines de Devaky Sivadasan @DR

L'attraction des fourneaux

« Parmi la dizaine de projets qu'on accompagne à Marseille, note Arnaud Mispolet, beaucoup sont dans le domaine de la restauration. C'est un moyen pour les porteurs de transmettre une culture qui leur est spécifique, de partager leur amour pour le pays d'où ils viennent. Et puis, la cuisine, c'est assez transfrontalier ».

S'appuyant sur un bureau de bénévoles bien implantés dans l'écosystème entrepreneurial local, l'antenne marseillaise de Singa compte pour l'heure un salarié - Arnaud Misopolet- en plus d'une volontaire en service civique, Alice. Si les activités liés à la communauté datent de quatre ans, l'incubateur n'est présent à Marseille que depuis 2022 et doit désormais se structurer.

Alors que se croisent des projets à l'avancement très variable, l'enjeu est de distinguer deux types de programmes : l'un de pré-incubation, avec des entrées et sorties permanentes, pour des personnes qui auraient simplement envie d'entreprendre ; l'autre d'incubation, qui fonctionnerait par promotions de six mois, pour accompagner des porteurs dont le projet est plus structuré, à l'image de ceux de Rana et Sarale.

L'association, qui dispose pour l'instant de fonds privés et publics (Ville de Marseille notamment, Bpifrance ...), aimerait pour cela étoffer son équipe pour disposer d'ici peu de trois salariés.

De grandes ambitions

D'ici là, Rana et Sarale fourmillent d'ambitions.

La première envisage l'ouverture d'une adresse à elle, puis le lancement d'une marque qui pourrait essaimer partout en France. Elle imagine déjà des enseignes à son nom : Rana's Lab. Et même, pourquoi pas, des bocaux de houmous qui seraient vendus dans la grande distribution. « Traiteur aussi pourquoi pas, sourit-elle tout en nuançant : « J'ai beaucoup d'idées, mais je vais y aller étape par étape ».

Aux côtés de Tina qui l'écoute avec attention, Sarale, a mis de côté l'idée d'acquérir un local. Finalement, elles s'envisage plutôt comme distributrice, soucieuse de diversifier les points de distribution de ses cafés et produits dérivés : liqueurs, sirops, biscuits...

Les deux amies deux disposent déjà d'un stand sur le nouveau marché dominical lancé par la Ville de Marseille, et cette présence leur a ouvert les portes de la boutique de l'association des commerçants et artisans de Marseille Belsunce, au Centre Bourse.

« Ensuite, je pourrai démarcher des hôtels, des restaurants, des coffee-shops... ». Mais la jeune entrepreneuse veut aller plus loin encore. « D'ici trois ou quatre ans, j'aimerais bien devenir importatrice de café éthiopien, que tous les coffee-shops passent par moi ».

Silencieuse, la joue appuyée contre la main, le regard vif, une jeune femme de 28 ans, vêtue d'un large sweat bleu semble pensive. Elle est arrivée d'Ethiopie il y a peu mais toutes ces histoires d'entrepreneuriat commencent à l'inspirer. Pour l'heure en appui auprès de ses deux aînées, elle a, elle aussi, des idées plein la tête. Cette fois dans l'univers des cosmétiques. L'idée est encore floue. Elle fait son chemin. Mais elle le sait déjà : si elle décide de se lancer, elle ne sera pas seule.

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