« La décarbonation positive est la meilleure façon de changer les mentalités » (Carlos Moedas, maire de Lisbonne)

Depuis ce 27 novembre, la ville dont il est le maire est la nouvelle capitale européenne de l’innovation pour 2024, succédant ainsi à Aix-Marseille. Un sujet qui n’est évidemment pas nouveau pour celui qui a été, durant 5 ans, de 2014 à 2019, commissaire européen en charge de l’Innovation, de la Recherche et de la Science. Ingénieur, économiste, ancien secrétaire d’Etat du premier ministre portugais, il mène depuis son élection en 2021, une stratégie qui encourage la création de licornes – ce qui inclut les grandes entreprises – et vise à amplifier l’attractivité internationale de Lisbonne. Et ce membre du PSD de souhaiter aussi un peu plus de modération en politique.
(Crédits : DR)

LA TRIBUNE - Lisbonne vient d'être élue i-Capitale européenne, après Aix-Marseille Provence l'an dernier. Qu'apporte cette distinction ?

CARLOS MOEDAS - C'est la reconnaissance de Lisbonne, aujourd'hui, comme une ville où l'innovation est unique en Europe. Par sa situation géographique, par les talents qui arrivent à Lisbonne, le projet que nous avons construit d'usine à licornes... Tout cela, ensemble, a transformé Lisbonne en une ville où tout le monde veut être présent. Cela est très différent de la Lisbonne où je suis né, où j'ai grandi... C'est une transformation exceptionnelle de la ville, qui est devenue attirante pour des talents internationaux. Parfois, les Portugais - nous sommes un pays de dix millions d'habitants - pensent qu'ils ne peuvent pas être au même niveau que les autres. Et c'est normal de penser cela quand on est un pays de petite taille. Mais là, cette distinction nous place vraiment dans le top de l'Europe. Pour moi, qui me suis tellement battu pour faire de Lisbonne une ville d'innovation, qui ai promis à ma population de revenir avec le prix i-Capitale, c'est une récompense pleine de sens.

Dans le dossier de candidature vous aviez mis en avant Lisbonne capitale de la licorne. La licorne c'est un peu une sorte de Graal quand on parle innovation... Mais qu'est-ce que cela signifie en termes d'attractivité ?

Le Web Summit (que Lisbonne reçoit chaque année depuis 2016, NDLR) a apporté de l'intérêt mais ce projet d'usine a donné une dimension supplémentaire. L'idée était de créer un projet où l'on attire les grandes entreprises. J'utilise le mot licorne dans ce sens-là. En deux ans, nous avons réussi à convaincre 12 licornes d'installer leur bureau à Lisbonne. Cela a créé de l'emploi car, en plus de ces licornes, d'autres entreprises technologiques ont également fait le choix de Lisbonne. 54 entreprises se sont donc également installées au cours de ces deux années, créant plus de 10.000 emplois. Entre le Web Summit - où les visiteurs venaient puis repartaient - et Lisbonne qui conserve les talents, la dimension est différente. Nous étions dans cette idée de lier l'Europe aux villes. Je pense qu'aujourd'hui, le lien le plus important est celui-ci. Pendant longtemps, on a lié l'Europe aux pays. Cependant, les pays n'ont pas grand intérêt à travailler avec l'Europe, ils préfèrent être, chacun, au centre de l'attention. Mais nous les villes, nous avons un énorme intérêt à travailler avec l'Europe. Cette usine de licorne que nous avons créée était une façon de faire la connexion avec les grands projets européens.

Vous avez été précisément commissaire européen à la Recherche, à l'innovation et la Science de 2014 à 2019. C'est important d'impulser une stratégie à l'échelle européenne ? De la même façon, la réglementation doit-elle être aussi définie à cette échelle ?

Lorsque j'ai été nommé commissaire européen en charge de la Recherche, de l'innovation et de la science ma première préoccupation était que l'Europe, qui possède des scientifiques de niveau mondial, n'était pas capable de transformer cette connaissance scientifique dans des produits, dans de la création d'emploi. C'était cette transformation qui m'importait. Je me souviens d'Emmanuel Macron et de son discours à La Sorbonne où il évoque alors l'innovation disruptive, une innovation qui crée de l'emploi. J'ai alors contacté votre Président de la République et nous avons commencé à penser à créer en Europe ce que l'on appelle le Conseil européen de l'innovation. Un Conseil qui est lié au Conseil européen de la Science et de la Recherche, qui est aujourd'hui une institution remarquable pour distribuer des bourses à des scientifiques. Ce Centre européen de l'innovation est désormais une agence européenne. Concernant Lisbonne, je me suis dit que si Lisbonne avait un niveau unique en Europe, cela la rendrait encore plus attractive. J'ai nommé notre projet, usine à licorne, car je pense vraiment que l'innovation se construit comme une usine. On pense toujours que l'innovation c'est avoir une idée et être très intelligent. Or, j'ai vu des projets, par le travail, par la répétition, devenir innovants.

Vous soulignez parfois le manque d'ambition des Portugais. C'est aussi parfois un reproche que l'on fait aux Français. Comment modifier cet état d'esprit ?

Je pense que, globalement, c'est un comportement très européen. Dans les cleantech, L'Europe dispose d'entreprises beaucoup plus avancées que les Américains. Mais de qui entendons-nous parler dans les journaux ? De Tesla et encore de Tesla. Nous manquons d'ambition, notamment dans la communication. Nous avons ce côté humble, qui dans le monde actuel, ne fonctionne pas, car c'est un monde de communication, où il faut dire, il faut faire, il faut se battre. Nous manquons tous un peu d'ambition. La Commission européenne aussi, ne communique pas comme elle devrait. Cela est la faute des pays, pas de la Commission. Les pays ne veulent pas que la Commission brille, donc chacun veut tirer la couverture à soi. J'aime beaucoup cette phrase d'Enrico Letta qui disait que « tous les pays en Europe sont petits, sauf que certains ne le savent pas ».

Le Web Summit a mis Lisbonne sur la liste des villes européennes. Comment maintient-on ce niveau ?

Il faut que la technologie contribue au bien-être des citoyens de la ville. Sinon cela provoque de la friction sociale. Nous avons mené une politique en matière de logement. Nous avons créé un programme destiné aux professeurs, infirmiers, pompiers... afin qu'ils aient accès à des logements à loyer modéré. Sinon, on crée une ville qui crée des frictions. Le Web Summit aime Lisbonne car c'est une ville qui est sociale, où l'on est bien reçu... Bien sûr, nous avons nos problèmes comme toute autre ville. Mais nous avons, par exemple, très peu de gens dans la rue et nous avons des solutions d'hébergement, entre autres, pour ces personnes. Lisbonne dispose d'une raison sociale. A côté de l'usine de licornes, nous avons des logements pour les personnes sans domicile fixe et nous avons également des projets d'innovation sociale.

L'enjeu se situe souvent, en termes d'innovation, dans l'attrait des capitaux privés, dans celui des grandes entreprises aussi. La réindustrialisation est également un enjeu européen. Lisbonne peut-elle être attractive pour cette partie de l'économie ?

Une fois pour toute, il est essentiel d'investir dans la réindustrialisation de l'Europe. Cette industrie 4.0 croise le monde du numérique avec le physique. Je pense que les Américains étaient très bons dans le numérique mais nous, Européens, sommes meilleurs dans le physique. Or, le futur se situe un peu entre les deux. Il existe, de fait, une opportunité européenne énorme car il me semble plus aisé pour quelqu'un qui excelle dans le monde physique, d'intégrer le numérique que l'inverse. Lisbonne a essayé d'attirer des capitaux privés dans ce sens-là. Au sein de l'usine à licornes il existe de grandes entreprises portugaises, qui ne sont pas des entreprises technologiques. Les startups ont besoin des grandes entreprises et les grandes entreprises ont besoin des startups. Les grandes entreprises recrutent parfois les talents dans les startups et les startups embauchent des talents venus des grandes entreprises... Ce lien est important.

La qualité de vie devient aussi un argument dans les décisions d'implantation des entreprises et des startups. Au-delà des caractéristiques géographiques naturelles, l'offre culturelle, un écosystème structuré, comptent tout autant. Comment cela s'intègre-t-il dans les stratégies ?

Les villes les plus innovantes au monde sont aussi des villes très riches d'un point de vue culturel. Surtout la culture se lie à la technologie. Aujourd'hui, à Lisbonne, 20% de la population est d'origine étrangère, dont une grande partie, 5%, est constituée de Français, environ 20.000 personnes. Le tout dans une ville qui compte 546.000 habitants. Nous avons beaucoup travaillé avec la communauté française. Avec Emmanuel Macron, nous avons créé une saison culturelle croisée par exemple.

La France a marqué sa différenciation sur le sujet de l'innovation grâce au label French Tech. Le Portugal pourrait-il imaginer une initiative similaire ?

J'aime beaucoup le concept de la French Tech. Et j'aime aussi beaucoup celui de Viva Tech, comme ce qu'a fait Roxanne Varza à Station F. Tout cela constitue des inspirations et nous espérons que nous pourrons également exporter notre modèle, avoir des usines de licornes s'installer en France. C'est comme cela que l'on crée de la créativité, des échanges.

Nous parlions du logement précédemment. En France, de nombreux sujets de décarbonation de la ville, que ce soit les ZFE ou la ZAN, se confrontent au changement de mentalité. De quelle façon abordez-vous ces sujets en tant que maire ? Comment contribuer à faire évoluer les mentalités pour rendre la décarbonation plus « acceptable » ?

Ceci est une grande partie de mon projet pour Lisbonne. Je pense d'abord, qu'il est important de ne pas créer de friction dans la société. Or, aujourd'hui on remarque beaucoup de friction. Et cela s'explique principalement parce que les citoyens ne voient pas les effets de la décarbonation dans leur quotidien. La première mesure que j'ai prise, à Lisbonne, était d'instituer la gratuité des transports pour les jeunes jusqu'à 23 ans et pour les plus âgés à partir de 65 ans. Ça, c'est de la décarbonation. D'ailleurs, nous avons doublé la fréquentation des transports publics dans ces tranches d'âge. Les citoyens ont ressenti l'effet sur leur portemonnaie. Nous utilisons également l'eau traitée, issue des stations d'eaux usées, pour nettoyer les rues et arroser les jardins. Le citoyen perçoit cela comme une épargne d'eau potable. C'est ce qui s'appelle de la décarbonation positive. Parfois, on veut instituer des mesures pour aller vite, mais elles sont perçues de façon négative. Il faut d'abord envoyer des signaux positifs pour aider à faire changer les mentalités. Quand, dans une politique environnementale, on met en place des mesures qui sont considérées comme négatives, on crée de la friction, on crée de la révolte. Il faut trouver le juste équilibre. Il existe une agressivité parfois de certains groupes politiques qui pensent que, du jour au lendemain, on peut arrêter le trafic, faire disparaître les voitures... Mais cela n'est pas possible. Une partie de la classe politique a créé de la panique dans une génération. Quand je vois une génération qui commence à bloquer les rues, refuse de prendre l'avion et de voyager, je suis préoccupé. Si on ne voyage pas, on ne voit pas le monde. C'est ce qui fait que l'on ne comprend pas l'autre. C'est le moment de dire aux citoyens, on va lutter contre le changement climatique, mais on va le faire ensemble, on va peut-être faire des erreurs, certaines choses ne marcheront pas, mais on va y arriver. Le plus difficile actuellement, en politique, est d'être modéré. Être radical, c'est très facile. Or le monde a besoin de modération.

Quel est le plus beau mandat ? Celui de maire ou de Premier ministre ?

C'est celui de maire ! Dans la politique nationale, l'effet des décisions que l'on prend est long. En général, les citoyens, au Portugal, en France, en Europe, sont d'ailleurs très proches de leur maire.

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Commentaires 2
à écrit le 29/11/2023 à 8:59
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Bref ! Il nous faut revenir à l'ère Carbonifère et donc laisser faire la nature, en lui donnant un coup de pouce, en abandonnant les outils mécaniques !

à écrit le 29/11/2023 à 8:36
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"décarbonation positive" Et encore un nouveau terme, quand on ne sait pas régler les problèmes on change les mots.

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