LA TRIBUNE - Pourquoi avoir acquis le Château de Sannes ? Quelle volonté dans ce projet de reprise ? Avec quels objectifs ?
PIERRE GATTAZ - J'ai acquis ce domaine en 2017, alors que venais d'être élu président de BusinessEurope, l'association du patronat européen pour quatre ans. Je venais de finir ma présidence au Medef. C'était, je vous rappelle, un Medef de combat pour la croissance et pour l'emploi car il y avait alors des orientations prises qui étaient contreproductives pour l'économie et les entreprises. C'était le début de la politique de l'offre. C'était une période de basculement de l'économie. Je suis sorti de là épuisé, mais content. Et je me suis dit, que vais-je faire maintenant, que vais-je faire de mes dix, vingt prochaines années ? Je voulais faire quelque chose avec mes enfants, avec un produit un peu marrant, dans le Sud, pour un retour à la nature, au territoire. J'aime bien les vieilles pierres. Si en plus le projet lie un produit magique et les vieilles pierres, c'est formidable. Et je suis tombé sur ce projet où il y avait tout à refaire car la propriétaire précédente avait arrêté le chai et de faire du vin. J'ai donc tout recommencé. Il a fallu refaire le chai, recréer une petite équipe de 9 personnes dont un vigneron présent sur le domaine depuis 35 ans, dépositaire de toute la mémoire du lieu. En fait, j'ai créé une startup. Nous sommes passés en 5 ans, de zéro à 110.000 bouteilles. Il a fallu développer tous les réseaux de cavistes, la marque... Mener des investissements conséquents... Le vin c'est la nature, c'est l'environnement, c'est la météo, c'est le travail des sols. C'est l'eau, c'est l'énergie, c'est la forêt. Ce que j'aime beaucoup c'est que nous sommes dans le territoire or il faut revitaliser les territoires français, qui ont été désindustrialisés. C'est donc ma contribution à la revitalisation de cette partie du Vaucluse, qui connaît, certes une fréquentation touristique importante l'été mais qui connaît en même temps un taux de chômage élevé, autour de 10%. Nous faisons appel aux artisans du coin. Je crois à tout cela et c'est ce que j'essaie de démontrer via l'association que j'ai créée, Y Croire, qui aide les chômeurs longue durée de la ruralité à créer leur entreprise. Nous avons formé 800 personnes, un quart d'entre elles étaient au RSA. Nous leur redonnons le goût de la vie, du travail par le projet d'entreprise. J'ai toujours été sensibilisé au département, au territoire, à la dévitalisation du territoire. Ce petit projet viticole coche beaucoup de cases, celle de la famille, de l'industrie - il y a beaucoup de process à mettre en place... tout en étant dans un produit d'émotion.
Mène-t-on le développement d'un tel domaine comme on mène le développement d'une ETI ?
Je me suis engagé dans ce projet avec un esprit d'entrepreneur : en m'endettant, en travaillant sur un business plan afin de rendre le domaine rentable... C'est une startup qu'il faut développer. Ce que l'on trouve de commun avec une ETI, c'est la créativité du produit, le process maîtrisé... Que ce soient des composants électroniques de Radiall ou des process de production viticole, cela revient au même. Sans oublier la dimension commerciale et marketing qui représente plus de 50% de ce qui construit la notoriété de la marque. On peut faire le meilleur vin du monde, si on ne fait pas en sorte qu'il soit connu, si on ne travaille pas son image, c'est très compliqué d'émerger. D'autant qu'il existe une forte compétition. Il ne faut pas oublier la gestion des ressources humaines, des outils digitaux... Voilà ce qui est commun à toute entreprise, quelle que soit sa taille. Et puis, il y a des choses très différentes. Le Château de Sannes c'est une petite entreprise de neuf personnes et je connais toutes les joies et les peines d'une TPE. Dès qu'un membre de l'équipe est absent, cela fait 10% de l'effectif en moins, si deux salariés se chamaillent, ça fait 20% de l'effectif qui ne va pas bien... Chez Radiall, nous sommes 3.500 personnes et je ne suis pas confronté à tout cela. Les problématiques existent bien sûr, mais l'entreprise est structurée pour y répondre. La beauté de cette petite TPE, c'est que je suis en direct sur tout, avec mes équipes. Aimant les gens et la nature, cela rend le projet encore plus beau, malgré les aléas.
Ce que vous vivez en tant que patron de TPE sert-il le patron d'ETI que vous êtes ?
Une TPE permet de retrouver les bases. Au sein de Radiall, l'organisation est faite de cadres intermédiaires, on perd un peu le contact du collaborateur. Avec le Château de Sannes, je suis aussi en direct avec l'environnement, avec les problématiques liées à l'énergie, à l'eau, à la pollution. J'étais déjà sensible à ces problématiques, je le suis davantage. Il faut être optimiste et enthousiaste lorsqu'on dirige une entreprise, mais il faut être aussi un peu paranoïaque.
Vous avez évidemment été confronté à l'augmentation du coût de l'énergie. Comment avez-vous fait face ?
Nous avons été impactés par l'augmentation des prix de l'énergie, du verre. Il a fallu faire du stock - ce que l'on ne veut pas forcément faire à ce moment-là car cela mobilise du cash, plus que prévu. C'est là où la paranoïa arrive... Comment répercuter tout cela sur le prix client, sachant que nous sommes dans une compétition mondiale ? J'ai toujours eu de la considération pour les patrons de TPE/PME que je voyais souvent au Medef. Il faut rappeler que ce sont des patrons qui prennent toutes les problématiques en direct. Il faut véritablement les écouter et faire en sorte que l'environnement s'améliore pour eux. Il faut aussi poursuivre une vraie simplification administrative, il est encore trop compliqué pour une petite entreprise de remplir des dossiers.
Les différentes crises vécues ces dernières années bousculent les business-modèles des entreprises et leurs dirigeants. Comment conserver la capacité à prendre de la hauteur sur les contextes de tensions, sur les réflexions stratégiques ?
On en vient à la notion de raison d'être. On a tous été transformés par la période Covid, avec une notion d'équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle qui est devenue indispensable pour toutes les générations, pas seulement les jeunes générations. Au plus nous irons vers le plein emploi en France - ce qui me ravi car j'ai écrit un livre sur ce sujet (« Le cœur et le courage », NDLR) il y a quelques années - plus il y aura un rapport de force inversé, en faveur des salariés. Si un salarié n'est pas content, il démissionne et trouve un autre emploi dès le lendemain. Et ça me va bien car cela nous oblige, nous patrons, à être meilleurs. C'est cela aussi prendre en compte la raison d'être. Il faut intégrer le bien-être de la planète mais aussi celui des salariés. Chez Business Europe j'avais introduit les 3 P : people, prosperity, planet. Je ne connais pas un pays au monde ou un seul modèle qui n'aient pas développé le bien-être des personnes et la planète sans prospérité économique et donc sans entreprises rentables. Cela, il faut le réexpliquer en France.
Vous avez développé des offres culturelles, comme les concerts du Château de Sannes ou Vins et passions du Lubéron qui réunit des professionnels de l'appellation. Est-ce une façon de consolider le business-modèle ? Est-ce aussi une façon de participer à l'attractivité du territoire ?
Mon idée première était de créer l'université de tous les possibles qui avait pour vocation de réunir, pour deux ou trois jours, dans le vignoble, des politiques, des économistes, des scientifiques... par petits groupes et faire en sorte qu'ils se tutoient tous, surtout s'ils sont de sensibilité politique différente, pour les ramener sur les bases. Et les bases, c'est la prospérité économique au service de la prospérité des personnes. Mais ce projet je l'ai un peu transformé et nous développons des locations privées. D'octobre à mai, je propose des séminaires d'entreprises, organisés de façon à ce que l'on se sente comme à la maison. Ma bibliothèque est à disposition, un piano est à disposition également. L'idée c'est de venir passer un week-end chez moi, dans ce petit bout de Provence. On oublie tout dans ce décor, le temps s'arrête, ce qui pousse presque naturellement à la réflexion. Par ailleurs, il est indispensable de développer, autour du vin, des activités d'œnotourisme, afin de soutenir l'activité économique.
Cela contribue donc à l'attractivité du territoire ?
Absolument. Je suis un Français avant tout mais je suis aussi un territorial. Avec ce domaine, je pousse l'appellation Lubéron et donc je participe à l'attractivité du territoire. Je suis très malheureux de voir la dévitalisation du pays depuis 40 ans, moi qui ai conservé mes quatre usines en France, contre vents et marées. J'en ai même créé une cinquième. Je suis très fier de les avoir gardées. L'élite parisienne se moquerait encore de cela, mais ce n'est pas grave.
Le maintien de tels bâtiments tels que le Château de Sannes est-il aidé, soutenu, d'un point de vue fiscal ?
Pas suffisamment. Par exemple, durant la période de la crise sanitaire, nous n'avons pas été soutenus, hormis le chômage partiel. Le domaine n'est pas un monument historique, donc je n'ai pas eu d'aides spécifiques. Nous avons eu un coup de pouce de la part de France Agrimer, qui permet, lorsque un chai est créé, d'avoir des subventions, intéressantes mais, qui, en contrepartie, exigent de remplir des dossiers, ce qui est chronophage. Donc, en résumé, il n'existe pas d'aides fiscales particulières. Il peut y avoir de l'intégration fiscale dans les holdings, ce n'est pas mon cas du tout. On subit les pertes sans pouvoir les optimiser. Mais, je le précise, je ne fais pas ça pour ça. Je le fais pour le fun du projet entreprenarial et familial. C'est du long terme tout cela. Le vin c'est dur, c'est long, c'est des coups de blues... Il faut tenir dans le temps, c'est un projet à long terme et c'est pour cela que la famille, c'est important.
Plus largement, on pousse à la création de licornes mais pas forcément la création d'ETI...
Pour avoir des ETI, il faut faire grandir les PME. Il faut vraiment que l'environnement économique et social ne soit pas démotivant pour les entreprises. Prenons un sujet comme l'ISF, pour lequel j'ai appelé à la suppression : j'ai vu mes concurrents partir de France, pour ces questions de fiscalité. On a tondu la bête tous les ans. Nous avons eu cette ambiance-là pendant vingt ou trente ans. Pour beaucoup, nous avons eu l'impression d'être des parias, de ne pas être aimés. Les entrepreneurs, les artistes, les sportifs sont partis de France. Un pays qui fait fuir ses élites, c'est dingue ! Dans l'industrie, nous sommes passés de 20% à 10% de PIB, pour une grande partie à cause de cet environnement politique et social. Quand les politiques font de bonnes choses, j'applaudis. Cela a été le cas de Manuel Valls et de François Hollande dans certains domaines. Et quand c'est du n'importe quoi, je me bats. La première chose à faire, c'est continuer à améliorer le climat économique et social français pour que ceux qui possèdent un patrimoine industriel les conservent, les développent. Il faut continuer les réformes. Sur la baisse des dépenses publiques qui sont très élevées, qui font que la fiscalité est très élevée. Sur le modèle social, très suranné, qui fait que le coût du travail est très élevé en France. Ma proposition est que les partenaires sociaux se mettent autour d'une table et définissent comment baisser de 20% ou 30% le coût du travail en rétribuant le trois quart aux salariés. Cela permet de faire monter le salaire net et baisser le coût du travail. Sur l'assurance chômage, il faut être plus pragmatique. Il faut faire mieux avec moins. Il faut aussi une simplification administrative et réglementaire. Les patrons ne font pas la grève, les patrons se démotivent. Ou ils s'en vont...
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