« Le scrutin majoritaire à deux tours est un broyeur d'identité » (Thierry Pech, Terra Nova)

En moins d'une semaine, le paysage politique français a été secoué. Élection européenne, dissolution de l'Assemblée nationale puis négociations entre les différents partis... Thierry Pech, le directeur de Terra Nova, un think tank classé à gauche, voit l'émergence d'une gauche post-Nupes et post-Macron. Selon lui, l'absence d'un scrutin proportionnel aux législatives rend le jeu des alliances obligatoires pour espérer être au second tour.
(Crédits : Reuters)

LA TRIBUNE - Quel regard portez-vous sur les dernières élections européennes avec notamment des scores de l'extrême droite assez élevés ?

THIERRY PECH - Il y a eu une très forte poussée de l'extrême droite en France, mais elle a été beaucoup moins nette en Europe et moins franche que ce qui avait été annoncé. Les deux groupes parlementaires du Parlement européen, que forment les conservateurs et réformistes européen (ECR) d'un côté, Identité démocratie (ID) de l'autre, ont progressé mais dans des proportions beaucoup plus raisonnables qu'attendu.

Au contraire, au niveau européen ce qui a été frappant c'est à peu près le contraire de ce qui s'est passé en France : une poussée des conservateurs traditionnels, des chrétiens démocrates, du Parti populaire européen (PPE) qui sont installés pour être la force principale du Parlement autour de laquelle s'organisera la coalition future.

L'extrême droite arrive tout de même en tête dans quatre pays, l'Italie, l'Autriche, la Hongrie, la Belgique et la France....

Les équilibres au Parlement européen se font beaucoup sur les six principales puissances démographiques que sont l'Allemagne, la France, l'Italie, l'Espagne, la Pologne et les Pays-Bas qui installent le gros des troupes.

Dans l'ensemble ce qui est marquant c'est une vague de l'extrême droite qui n'a pas été aussi forte que ce que l'on attendait. Et c'est important, parce que pour l'avenir du Parlement et des politiques européennes, le PPE va former une coalition mais au Parlement européen, il peut y avoir autant de coalition de votes et donc des renversements d'alliances par opportunisme.

En France, quelle analyse faites-vous de la victoire, attendue, du Rassemblement national ?

T.P : Les résultats ne sont pas surprenants. On s'attendait à une victoire du RN, elle a été nette et tranchante. On s'attendait à un affaissement du camp présidentiel, il a été très net aussi. Et on s'attendait à une poussée de la gauche social-démocrate qui a retrouvé des couleurs à cette occasion avec la liste de Raphaël Glucksmann (Réveiller l'Europe). Je crois que ce phénomène a été net également, la gauche social-démocrate et la majorité présidentielle (Besoin d'Europe) se tiennent en un point.

Et il y a une gamme intermédiaire située entre le « vote rejet » et le « vote adhésion », ceux qui utilisent ce bulletin parce qu'ils se sentent proches... Beaucoup de personnes n'ont pas regardé le programme du RN, mais ils adhérent à une forme d'empathie et voient une grande proximité.

Je raconte souvent cette anecdote, que je trouve très parlante, d'un maire que je connais dont la principale opposante est une militante du RN. Cette dame lit tous les jours la nécrologie du journal quotidien et envoie un courrier à toutes les familles qui ont perdu un proche. Ce travail militant là, dans les territoires, au plus près des gens, le RN le fait depuis des années, c'est un des derniers grands partis en France structuré avec une couverture territoriale large et qui occupe le terrain du lien social. Si l'on ne comprend pas ça, on manque une partie de ce qui fait l'attraction de ce mouvement. C'est une leçon que les autres formations politiques doivent méditer.

Vous disiez vous attendre à la poussée de la gauche, pourtant ses derniers résultats, en 2022 à la présidentielle (1,74% pour le PS) et aux législatives (1,35%), étaient extrêmement faibles ?

T.P : Ce n'était pas tout à fait le Parti socialiste, c'était une candidature qui ne sortait pas du sein de l'appareil. Je pense que le moment était extrêmement opportun pour une tête de liste comme Raphaël Glucksmann. D'abord parce qu'avec son investissement sur les questions géopolitiques et internationales il arrivait au bon moment avec ce qui se passe en Ukraine ou les doutes sur les ingérences étrangères, etc....

Ensuite parce que l'occasion était belle de rassembler des voix qui s'étaient dispersées sur d'autres candidatures lors des précédents scrutins. D'abord sur le centre gauche qui se détache du camp présidentiel, qui s'est droitisé, à cause de toute une série de sujets comme la loi sur l'immigration ou la réforme des retraites. Cette aile gauche du macronisme est prête à le quitter à ce moment, je crois que les 13,8% de Raphaël Glucksmann proviennent en partie de ces gens là.

Et de l'autre côté aussi, le score de Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle était en grande partie le fait d'un vote utile. Les 22% étaient probablement pour moitié des gens qui se sont portés sur sa candidature en se disant que c'était le seul qui pouvait être au second tour, ce ne sont pas des votes d'adhésion.

Vous parlez de droitisation du gouvernement, justement alors que le RN affiche le meilleur score aux élections, le parti présidentiel continue de faire de LFI, qui n'a fait que seulement 9,89% des voix aux Européennes, un adversaire sérieux. Pourquoi ?

T.P : Ils essaient d'installer un récit dans lequel le choix serait celui du cercle de la raison ou les extrêmes. C'est le propos du président et il est aidé par la mécanique du scrutin majoritaire à deux tours. La règle du jeu, c'est s'unir ou périr car pour être au second tour il faut faire 12,5% des inscrits, dans une élection avec 50% d'abstention, cela veut dire 25% des suffrages exprimés. Seul le RN peut franchir cette barre, c'est donc très probable que le RN soit présent au second dans la grande majorité des circonscriptions, la question c'est en face de qui ?

La compétition consiste à agréger autour de soi suffisamment d'organisations ou de formations pour franchir cette barre. C'est ce qui se met en marche, ce n'est pas facile, Les Républicains ont été pulvérisés en quelques heures et la gauche essaie. Le camp présidentiel répète que LFI et l'égal du RN pour récupérer le centre gauche, bien que LFI ne soit pas ma famille de pensée, que c'est un discours très discutable.

En janvier, vous disiez que le moment était venu d'inventer une gauche post-Nupes, post-Macron et en rupture avec Jean-Luc Mélenchon. C'est encore loin, non ?

T.P : Le score de Raphaël Glucksmann montre qu'une gauche post Nupes existe. Il faut changer le mode de scrutin pour permettre à toutes les familles politiques de se compter pour ce qu'elles sont. Vous verrez alors une forme dominante, mais pas hégémonique, qui est le visage de la social-démocratie d'aujourd'hui. Rien n'est plus difficile pour une force politique qui renaît de ses centres que de s'unir et le président essaie de mettre des bâtons dans les roues.

Le macronisme n'a jamais été une doctrine, c'était une façon de faire vivre ensemble des gens venus d'horizons différents. Au début c'était sûrement très utile, pour la politique de l'emploi, la politique économique.... Nous étions à un moment où il fallait faire des choses pour sortir la tête de l'eau. Je pense que le macronisme a eu son utilité, mais il s'appuyait sur un subtil jeu d'équilibre entre le centre droit et le centre gauche, ce que l'on appelait le « en même temps ». Emmanuel Macron a cassé sa matrice en abandonnant ce qu'on appelait le centre gauche, il a tourné le dos à cette famille de sensibilité qui a été une des composantes de son succès. La seule façon de la retrouver, c'est de mettre en place ce round électoral fondé sur le scrutin majoritaire et ses jeux d'alliance.

Le scrutin majoritaire à deux tours est un broyeur d'identité car plus vous agrégez de gens plus les propositions sont floues et faites de compromis. Nous sommes les derniers en Europe à avoir un mode de scrutin intégralement majoritaire aux législatives, tous les autres ont un mode proportionnel ou à dominante proportionnelle. Dans aucun pays de l'UE nous avons ces moments de chantage majoritaires. Emmanuel Macron n'a pas choisi ce mode de scrutin, mais il aurait pu le changer. Il avait pourtant dit, comme François Hollande avant lui, qu'il fallait introduire une dose de proportionnelle, mais il ne l'a jamais fait.

Raphaël Glucksmann a évoqué qu'en cas de victoire, il verrait bien comme Premier ministre Laurent Berger dont vous êtes proche. Faut-il s'attendre à vous voir au gouvernement en cas de victoire de sa part ?

T.P : Je ne veux pas faire de carrière politique. Si l'on me le propose, je dirai non. Je serais heureux qu'il (Laurent Berger) ait un destin politique et je pense qu'il le ferait très bien, mais c'est son choix personnel. La politique m'intéresse, je vis un pied dedans, un pied dehors, j'essaie de peser d'une autre façon en faisant des propositions et en les poussant, mais je ne pense pas que mon talent serait de représenter nos concitoyens ou de faire de la politique active. J'ai 56 ans, si cette idée avait dû me traverser l'esprit ça serait déjà arrivé.

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Commentaires 9
à écrit le 18/06/2024 à 8:46
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Nous serons obligés d'arriver à une auto gestion afin de faire renaître une classe dirigeante débarrassée de l'aliénation cupide qui aura terrassé toutes nos oligarchies européennes. Mais nous ne devrions hélas pas voir cette évolution majeure de not...

à écrit le 18/06/2024 à 8:23
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Ce scrutin majoritaire est une bonne chose, regarder le bazar que cause le scrutin proportionnel en Allemagne, les gens votent pour des partis qui doivent ensuite composer des alliances contre-nature et définir un programme pour lequel personne n'a v...

le 18/06/2024 à 15:30
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Le scrutin majoritaire est totalement anti-démocratique. Toutes les voix doivent avoir la même valeur, et toutes les sensibilités doivent pouvoir être représenter. Un scrutin qui n'a comme objectif que de donner une majorité, cela s'appelle une semi...

le 18/06/2024 à 15:31
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Le scrutin majoritaire est totalement anti-démocratique. Toutes les voix doivent avoir la même valeur, et toutes les sensibilités doivent pouvoir être représentées. Un scrutin qui n'a comme objectif que de donner une majorité, cela s'appelle une sem...

à écrit le 17/06/2024 à 23:06
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Quand le RN n'avait pas de députés bizarrement, nos belles âmes de gôche n'avaient aucun souhait de rétablir la proportionnelle!

à écrit le 17/06/2024 à 21:44
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Ben voyons faudrait rétablir la proportionnelle comme ça (avec le résultat des européennes) on aurait, 92 siège pour le PS (vs 64), 92 pour Macron (vs 250), 36 pour les verts (VS 21) et 64 pour LFI (vs 75) d'un coté, 43 LR (vs 61) et... 250 (vs 88) p...

à écrit le 17/06/2024 à 17:10
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Tous les partis sont pour la proportionnelle, jusqu'au moment où ils commencent à récupérer des sièges. RN et LREM inclus. Le fait qu'un parti représentant in fine une infime minorité au premier tour puisse disposer d'une majorité absolue est l'une d...

à écrit le 17/06/2024 à 11:29
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Berger peut-il être l'homme providentiel pour la fonction de 1er ministre en cas de majorité introuvable ? Une nomination de Berger, qui avait déjà adopté une approche syndicalo-politique contestable lors des débats sur les retraites, obèrerait la cr...

à écrit le 17/06/2024 à 9:50
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Le mode de scrutin est en effet problématique car il confère un avantage exorbitant à certains partis qui se sont installés en rente de situation et se sont coupés de leur électorats populaires respectifs (le PS à partir du tournant de 1983, la droit...

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