Mauro Colagreco, entre terre et Lune

A la tête du Mirazur, restaurant triplement étoilé à Menton et élu meilleur au monde, Mauro Colagreco a passé une grande partie du confinement dans ses cinq hectares de jardin. Une expérience qui lui a inspiré une nouvelle carte suivant les cycles de la lune. Un moyen de passer un message fort dans un moment de l’Histoire qui l’est tout autant.
(Crédits : DR)

Il en est fier de son nouveau menu, Mauro Colagreco. Il en parle comme on narre un voyage. Avec un certain romantisme. "Aujourd'hui, c'est le jour des fleurs. On trouve des artichauts, des câpres, une fleur de courgette qui enveloppe du tourteau, des glaces à la fleur de capucine. Demain, ce sera le jour des feuilles. Nous ferons un mille feuilles avec de l'agneau cuit dans son jus, tendre et confit, des algues, des feuilles d'épinards, de la salade..."

Depuis mai, il ne cuisine plus sans lever les yeux vers la Lune, poussant à leur paroxysme les préceptes de la biodynamie. Ces préceptes, il les applique depuis quatre ans sur ses quatre parcelles de jardin, cinq hectares au total. Il n'utilise plus le moindre produit chimique et essaie de reconstruire un équilibre naturel.

"Selon les phases de la Lune, toute l'énergie d'une plante se déplace vers ses racines, ses fruits, ses feuilles ou bien ses fleurs". Semer et cueillir en fonction de ces cycles permet d'avoir des plantes plus vigoureuses. "Quand on mange une racine le jour des racines, toute l'énergie y est concentrée".

En poussant la dynamique jusqu'à l'élaboration de ses menus, il offre une expérience nouvelle à ses clients. D'autant que toute la décoration du restaurant suit le thème du jour, jusqu'aux parfums d'ambiance. "Mes équipes, ma femme et moi avions envie d'intégrer nos jardins dans l'expérience client, au-delà d'en proposer les produits ou d'y organiser des visites". Restait à trouver comment.

C'est en plein confinement qu'il a le déclic. Alors que les cuisines du Mirazur sont à l'arrêt, le jardin entame son printemps, imperturbable, offrant à profusion ses fruits, légumes et herbes aromatiques. "Avant, j'étais en contact avec les jardiniers à qui je demandais de planter ci ou ça. Il m'arrivait de réaliser de petites interventions, ponctuellement. Mais pendant cette période, c'est devenu mon refuge. J'ai travaillé à son rythme". Un rythme dans lequel il veut entraîner ses clients. "Nous vivions un moment important pour l'humanité. Je voulais absolument rouvrir avec un message fort". Un message d'humilité de l'humain vis-à-vis de la nature. Un appel à l'observer, à la respecter.

Enfant de la ville

Malgré les apparences, Mauro Colagreco n'a pas grandi à la campagne. C'est un enfant de la ville. La Plata, en Argentine. Sept cent mille habitants à l'époque où il y grandit. La nature, il la côtoie pendant les vacances scolaires seulement, chez ses grands-parents. "J'ai des souvenirs extraordinaires dans leur jardin potager où mon grand-père me faisait goûter des tomates. J'adorais passer du temps chez eux".

Enfant puis adolescent, il parcourt l'Amérique latine, se prenant de curiosité pour les cultures amérindiennes dans lesquelles la nature occupe une place centrale. Des valeurs qu'il retrouve un peu dans l'éducation de son père qui a grandi à la campagne avant de devenir expert-comptable. "Il avait un cabinet en ville. Mes trois sœurs aînées et moi faisions quelques courses pour l'aider". Alors qu'il obtient son bac littéraire, Mauro Colagreco envisage de marcher sur ses traces et de reprendre son cabinet. "Mes sœurs s'étaient dirigées vers d'autres professions. Je trouvais dommage que tout le travail de papa parte sans que j'essaie de voir si cela me plaisait". Il étudie l'économie pendant deux ans, mais ce n'est définitivement pas son truc. Grand moment de doute.

Puis un jour, un ami de Buenos Aires ouvre un restaurant. "Je lui demande s'il a besoin d'aide pour de la plonge ou en cuisine". L'ami accepte. Mauro Colagreco fait ses premiers pas en cuisine et tombe amoureux de cette adrénaline qu'il ressent pendant le service. "Un coup de foudre", dit-il.

Ni une, ni deux, après une semaine seulement, il cherche une école pour apprendre les bases du métier. Il suit un cursus de deux ans dans une école de la capitale argentine avant de s'envoler pour la France. "Car je me suis aperçu que tous les grands chefs internationaux sont passés par là". A l'aube des années 2000, il intègre le lycée de La Rochelle et entre en stage chez Bernard Loiseau. Il y restera jusqu'à la mort de ce dernier puis rejoindra Paris pour cinq ans. Cinq ans aux termes desquels il fait le choix de s'installer définitivement en France et d'ouvrir son propre restaurant.

Patron du Mirazur à 29 ans

Il cherche un fonds de commerce dans la capitale. Mais au détour d'une discussion, il apprend que le propriétaire d'un restaurant à Menton cherche un repreneur. Une affaire fermée depuis cinq ans, dans un cadre idyllique. Il signe. A vingt-neuf ans, le voilà patron et le défi n'est pas des moindres. "C'était difficile. J'avais peu d'expérience. Le restaurant était excentré, dans une ville saisonnière". Il faut attendre entre quatre et cinq ans avant de trouver un rythme satisfaisant, porté par la série de distinctions reçues.

Après six mois d'activité, en 2006, Mauro Colagreco est élu révélation de l'année par le guide Gault et Millau. En 2007, il obtient sa première étoile au guide Michelin. Puis ça s'enchaîne. Il entre dans la liste des cent meilleurs restaurants au monde. Top 10 du New York Times. Seconde étoile. Sixième place au World's 50 Best Restaurants. Troisième étoile en 2019. Puis la consécration : meilleur restaurant au monde selon the Worlds'50 Best Restaurants. Un succès qu'il explique par une série de facteurs : une cuisine très personnelle, un lieu unique, et beaucoup de travail d'équipe. Une équipe passée de 7 à 65 personnes. Des salariés à qui il transmet sa passion, sa technique, mais pas seulement. "Je fais intervenir auprès d'eux des gens de tous types de métiers : des gens qui travaillent la terre, des philosophes, des banques... Nous avons aussi reçu Andana Shiva, une femme indienne très engagée sur le travail agricole, les semences paysannes... J'essaie de leur ouvrir des horizons, de pousser leur pensée vers ce que je crois".

Démiurge engagé

Car sa place de chef, il la met au service de son rôle de citoyen. Par ses réflexions, par sa créativité, mais aussi par des actes concrets. En janvier 2020, le Mirazur devient le premier restaurant au monde à obtenir la certification Plastic Free. Une démarche qu'il reproduit au Grand cœur, sa brasserie à Paris.

Cette brasserie, il l'a montée avec deux associés "dans la cour intérieure d'une école de danse. On ne se croirait pas à Paris. On se fournit auprès de producteurs de l'extérieur de la ville". Un moyen de rendre sa cuisine plus accessible.

Il s'amuse de cette citation de Paul Bocuse : "il existe deux types de cuisines, la bonne et la mauvaise". Et la bonne cuisine a autant sa place dans un restaurant étoilé que dans une pizzeria.

Une pizzeria, il en a une justement, montée avec son épouse Julia, à Menton, non loin de leur boulangerie lancée la même année. "On a notre propre moulin pour faire nos farines à partir d'un blé ancien vendu par Roland Feuillas, numéro un dans ce domaine". Il tient aussi une chaîne de hamburgers en Argentine, Carne, et vient de reprendre une affaire à Cap Martin, "avec toujours cette même dynamique : un approvisionnement auprès de petits pêcheurs, des légumes cueillis dans nos jardins..."

Cette constellation qu'il bâtit tel un démiurge, c'est, au-delà de la passion, une manière de se sentir utile pour la planète et pour les générations futures. Il y est d'autant plus sensible qu'il est père de deux enfants. Six et dix ans. "Ils sont la lumière de mes yeux, ce pour quoi je ne peux pas baisser les bras". Même s'il est conscient qu'il sera difficile  de réparer les erreurs du passé, il est optimiste. Ça le rend inventif. Tant pis pour les distinctions. Tant pis pour les étoiles. Avec sa nouvelle carte, il remet tout à plat. "Je suis bien content qu'on ait pris ce risque. Pour nous, pour les clients".

Si le « monde d'après » a des airs de mirage dans bien des discours, il prend tout son sens dans les cuisines de Mauro Colagreco. Des cuisines plus que jamais connectées à la Terre, sous le regard tendre de la Lune.

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