Industrie, le jour d’après sera dans la numérisation du savoir-faire

La crise actuelle est venue bousculer de nombreuses certitudes sur notre manière de produire et de consommer ainsi que sur l’organisation de nos chaînes de valeur. Les pénuries sur certains produits vitaux pour assurer la sécurité sanitaire des citoyens rappellent la dépendance de la France à l’égard de l’Asie, notamment de la Chine. Cette situation soulève des questions sur le “monde d’après”. S’il est difficile de dire ce qu’il sera exactement, il est possible de dessiner des quelques pistes de réflexion pour envisager un renouveau de la production en France et en Europe.
(Crédits : iStock)

Cette crise est venue nous rappeler notre situation de dépendance. Si le cas des principes actifs est le plus frappant, l'agroalimentaire est également concerné. Par exemple, la France importe une grande partie de ses protéines végétales nécessaires pour l'élevage. Plus largement, le continent européen est dans une situation de dépendance sur de nombreuses nouvelles technologies comme la 5G ou les métaux rares nécessaires à certaines technologies comme les batteries. Ces technologies seront décisives dans une stratégie de reconquête industrielle. Pour sortir de cette situation de dépendance, il va être falloir procéder à des investissements publics et privés conséquents. Néanmoins, ce renouveau productif sera confronté à des difficultés. Si la France est capable de produire de nombreux produits finis, elle importe une majorité de composants et de sous-ensembles.

En outre, quarante années de désindustrialisation ont considérablement affaibli notre système productif avec la perte de nombreux savoir-faire et compétences nécessaires pour produire à nouveau en France. De plus, la crise actuelle risque de conduire à la faillite des entreprises les plus fragiles, mais parfois maillon essentiel d'une chaîne de valeur, ce qui complexifiera d'autant les opérations de relocalisation et de réindustrialisation de la France.

La relocalisation du mythe au concret

En apparence l'évolution de la demande vers plus de personnalisation et d'immédiateté devrait favoriser ce mouvement de relocalisation des productions en France. Toutefois, il existe encore d'importants décalages entre les désirs et les actes de consommation, le pouvoir d'achat étant un obstacle majeur.

La renaissance industrielle française induira également une évolution de notre paysage productif. Les usines de demain n'auront que peu de choses à voir avec celles qui ont quitté nos territoires à partir de la fin des années 1970. Elles seront plus petites, plus automatisées et plus flexibles. De manière schématique, nous pourrions dire qu'il existera trois types d'usines : de grandes usines à vocation mondiale (production de semi-conducteur par exemple), des usines à vocation continentale (production de produits alimentaires de longue conservation) et de petites unités de production très flexibles dont certaines pourraient être miniaturisés afin de produire directement sur le lieu de consommation (unité de production de spiruline d'Algorapolis). Elles devront répondre à des enjeux de personnalisation de masse des produits, de rapidité de la production et de livraison et de sobriété en consommation matières. Une autre tendance majeure que la crise devrait accélérer est l'évolution en profondeur des modèles économiques des entreprises avec l'association d'une couche de services aux produits comme le font déjà de nombreux industriels.

Un besoin de retour sur investissement

Même avec une volonté politique forte, la relocalisation reste une démarche complexe notamment pour des raisons de retour sur investissement. En effet, relocaliser dans les pays européens est souvent synonyme d'une main-d'œuvre plus coûteuse et donc d'automatisation, principalement par une robotisation, elle-même coûteuse. Tout ceci associé à des normes de production plus strictes fort heureusement, notamment sur le plan environnemental, et des consommateurs plus exigeants sur ce que contient le produit, en particulier dans l'agroalimentaire. L'ensemble de ces difficultés a souvent été un frein à la relocalisation.

Cette recherche de ROI a fait que la majorité des tentatives relocalisations ont été faites en direction de productions haut de gamme comme par exemple la SpeedFactory Adidas. Dans ce dernier cas, malgré un échec, elle a permis d'acquérir un savoir-faire qui sera utilisé pour relocaliser ce type de production dans les pays asiatiques. Néanmoins, certaines productions délocalisables comme Favi sont restées en France par la volonté d'un dirigeant certes, mais surtout par une mise en œuvre extrêmement efficace du savoir-faire de chaque collaborateur. Ce savoir-faire est principalement représenté par les collaborateurs, souvent expérimentés, qui par leur connaissance du procédé et parfois leur intuition permettent au quotidien d'agir efficacement pour assurer la performance de la production.

Le savoir-faire un enjeu majeur du ROI

L'enjeu d'une production efficace est donc le savoir-faire à tous les niveaux de la chaîne de production, de sa conception en amont à son usage quotidien par le réglage des robots et automates par le technicien ou le 'geste' de l'opérateur. Ils résultent d'un savoir-faire souvent empirique et difficilement standardisable. Il est d'ailleurs facile à constater sur une chaîne de production. Par exemple, il est souvent possible d'observer une baisse du taux de rendement synthétique (TRS**) lorsque le collaborateur expert est absent et qu'il est remplacé par un autre collaborateur aussi compétent, mais qui n'a pas le même niveau de savoir-faire dans le réglage de la machine.

Relocaliser signifie réintégrer des moyens de production, mais sous-entend aussi le besoin de savoir-faire souvent exportés et donc oubliés. Ce qui engendre un coût de setup non négligeable. Comme le retour d'une production signifie également ajout de nouveaux procédés, de technologies et d'automatisation, les compétences des collaborateurs doivent évoluer pour aller vers plus de transversalité dans les savoir-faire.

Relocaliser induit des chaînes d'approvisionnement locales. Les cahiers des charges devront donc également évoluer pour intégrer ces évolutions dans le sourcing. Dans un contexte de changement climatique, il convient également de s'adapter à la variabilité d'approvisionnement sur certaines matières premières. Le savoir-faire des collaborateurs va permettre d'optimiser les réglages pour maintenir les performances de la production.

Le numérique au service du savoir-faire

Le numérique a pris une place particulière dans l'industrie depuis les années 1970 avec l'automatisation des chaînes de production. Il est donc présent dans l'industrie depuis plusieurs décennies et ne cesse d'évoluer avec des automates qui deviennent communicants et qu'il est aisé de piloter au travers de données instantanées et consolidées dans des tableaux de bords.

Même s'ils apportent une valeur supplémentaire pour le pilotage au quotidien, le savoir-faire lui s'exprime par l'évolution du comportement dans le temps des variables de production. Il est donc impératif de commencer à analyser en temps réel le comportement de ces variables pour mieux appréhender ce savoir-faire. Les technologies d'algorithmes apprenants (souvent baptisées à tort "intelligence" artificielle) sont aujourd'hui suffisamment mûres et abordables pour être utilisées à cet escient.

Le véritable enjeu est de savoir mettre sous contrôle numérique la production, c'est à dire être capable, en temps réel, d'analyser le comportement des variables, de stocker efficacement ces analyses et surtout de restituer les informations au bon moment aux équipes de production. Cette méthode de traitement numérique du savoir-faire permet par exemple d'identifier une anomalie dans le comportement de variables de production, de la corréler automatiquement à un potentiel défaut sur le produit fini et d'alerter l'opérateur sur une intervention corrective à faire. L'algorithme devient alors le garant du savoir-faire de l'entreprise et son gage de compétitivité. Étant numérique, il peut être facilement dupliqué et s'adapter à d'autres site de production.

En conclusion, relocaliser passera par cette prise en compte du management du savoir-faire par le numérique. Il sera un élément différenciant dans la performance de production au démarrage d'unités de production, mais également au quotidien pour assurer la stabilité, voire l'amélioration des performances de production. Au lendemain de la crise du Covid-19, le redémarrage des activités sera difficile et ce genre de brique technologique est un atout majeur pour permettre d'optimiser le ROI des productions dans le contexte de l'industrie demain. Il est donc important d'entamer ces réflexions dès aujourd'hui.

** Le TRS est un indicateur destiné à suivre le taux d'utilisation de machines.

*Aurélien Verleyen, CEO de Dataswati et expert en IA pour la performance industrielle. Anaïs Voy-Gillis, Consultante chez June Partners et docteure de l'Institut Français de Géopolitique

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