L'hybridation, ce "mariage" improbable selon la philosophe Gabrielle Halpern (qui fonctionne très bien à Marseille )

Comment faire face aux immenses et complexes défis du siècle si l'on continue à réfléchir chacun dans son coin, avec des intérêts parfois contradictoires ? Voilà l'une des questions que se sont posés les intervenants du forum Marseille Zéro Carbone, organisé ce 24 novembre à Marseille. A commencer par la philosophe Gabrielle Halpern qui y répond en un mot : l'hybridation. Un mot qui désigne le mariage d'activités et d'acteurs très divers, unis pour construire des solutions innovantes, au plus près des besoins. Et dont les tiers-lieux, qui essaiment partout dans le monde, sont l'une des manifestations les plus palpables.
(Crédits : DR)

Transition écologique. Fractures sociales. Tensions géopolitiques. Mise à mal des démocraties... Les défis du XXIème siècle sont immenses. Pourtant, les réponses qu'on y apporte ont trop souvent tendance à se contredire. Préserver la nature et le foncier agricole, bien sûr. Mais comment loger une population toujours plus nombreuse ? Comment porter les grands projets d'infrastructures qui nous permettront de développer de nouvelles énergies, des solutions de traitement des déchets, ou encore les médicaments de demain ?

Pour que la planète reste vivable, il faudra évidemment réduire nos émissions de gaz à effet de serre. On s'apprête donc à bannir les voitures thermiques qui en sont grandement responsables. Mais quelles autres solutions pour les populations vivant dans des territoires enclavés et pour qui la voiture électrique est hors de portée ? Et quid de la production d'énergie que cela va nécessiter ? Des batteries dont on ne sait quoi faire en fin de vie ?

Pour dépasser ces contradictions, il faudrait apprendre à raisonner non plus en silo, chacun dans son coin, avec ses enjeux propres - qui iront forcément en contradiction d'autre intérêts et généreront des crispations. Mais plutôt en systèmes complexes dans lesquels tout est interconnecté, où chacun a une expertise à apporter, et où l'on peut débattre pour construire un avenir autour de valeurs communes. « Pour faire face à l'hypercomplexité du monde, il nous faut des écosystèmes ouverts », résume ainsi Carmen Santana, architecte, fondatrice du cabinet d'architecture international Archikubik et lauréate du prix de l'urbanisme Espagne en 2021, présente lors du forum qui s'est tenu ce jeudi 24 novembre à Marseille.

Des mariages improbables ... mais d'autant plus constructifs

Des écosystèmes capables de fédérer des acteurs qui n'ont a priori rien à voir. Ce que la philosophe Gabrielle Halpern, autrice de « Tous centaures ! Éloge de l'hybridation » qualifie d'hybridation. « Il s'agit de mariages improbables entre des personnes, des matériaux, des secteurs, des activités, des générations qui n'ont a priori pas grand-chose de commun, voire qui sont contradictoires », définit-elle. Des mariages censés donner naissance à des réponses innovantes, au plus proche des besoins de tous. Nouvelles filières, nouveaux services ou encore nouveaux lieux, à l'image des tiers-lieux qui sont de plus en plus nombreux à occuper nos villes.

A Marseille, cela a commencé il y a trente ans avec la Friche Belle-de-mai, ancienne manufacture de tabac devenue une institution culturelle accueillant expositions, radios, crèche, association de lutte contre la fracture numérique, skate-parcs, ou encore incubateur de projets entrepreneuriaux.

Depuis d'autres se sont constitués. Coco Velten, qui avait vocation à lutter contre le manque de logement sociaux en centre-ville et qui combine hébergement social, bureaux, ateliers et espaces publics. L'Épopée, un projet porté par la startup Synergie Family qui a fait des anciens locaux de Pernod Ricard un havre de l'innovation éducative où se croisent 53 structures : startups, associations, grands groupes, jeunes, habitants, ou encore acteurs de l'agriculture urbaine.

Ou, encore plus récemment - les travaux devraient commencer très prochainement - le Lica (laboratoire d'intelligence collective et artificielle), qui propose d'inventer de nouvelles façons de coopérer tout en s'appuyant sur les nouvelles technologies, au service d'une transition écologique socialement équitable.

Et ces tiers-lieux ne sont pas l'apanage des très grandes villes. Arles en fait ainsi la preuve avec Pop, sa plateforme dédiée à l'économie circulaire qui réunit de nombreux acteurs venant à la fois du tri sélectif, de la restauration, de la logistique, de la culture ou encore de la solidarité.

« L'hybridation est la grande tendance du monde qui vient »

« Tout cette dynamique autour des tiers-lieux témoigne du fait que l'hybridation est la grande tendance du monde qui vient », analyse la philosophe. Parce qu'elle sait résorber certaines fractures sociales en impliquant chacun, luttant contre le sentiment d'impuissance, source de tensions. Parce que la mise en lien d'acteurs différents est essentielle dans l'idée de circularité de l'économie.

Mais attention, précise Gabrielle Halpern : « L'hybridation ne naît pas d'un claquement de doigts, elle se travaille ». Et de se référer à l'image du centaure, cette figure mythologique mi-homme mi-cheval. « Quelle relation existe-t-il entre ces deux parties du centaure ? », interroge-t-elle. « S'agit-il d'une fusion telle qu'on ne sait plus vraiment qui est qui ? Est-ce une juxtaposition où chacun est dans son coin ? Ou bien est-ce une assimilation, avec une partie qui prend le pas sur l'autre ? » Dans ces cas-là, il ne s'agit pas d'hybridation. Car cette dernière est en fait une quatrième voie, celle d'une « métamorphose réciproque où chaque partie se transforme un peu dans la rencontre avec l'autre ». C'est par exemple le cas lorsque dans un tiers-lieu, les artistes s'inspirent de ce qui se passe autour d'eux. Notamment de réalités sociales difficiles. C'est aussi le cas de cette épicerie solidaire qui va s'adapter à la forte présence d'enfants dans le lieu. De l'incubateur de startups qui sait mobiliser des jeunes décrocheurs grâce à des activités culturelles et sportives.

Les collectivités doivent devenir des « leviers d'hybridation »

Des démarches de co-création qui nécessitent « du temps et de la conversation », précise Carmen Santana. Et l'implication de tous. « Il faut embarquer et pas imposer les choses ». Essentiel dans un contexte de « crise démocratique et de fractures sociales qui ne cessent de s'aggraver ». Au risque de générer des crispations qui empêcheront d'avancer assez efficacement pour faire face aux urgences sociales et environnementales.

Et Gabrielle Halpern de compléter : « Beaucoup d'acteurs de la Cité se considèrent comme des îlots fermés au milieu de l'océan. Or chacun doit être impliqué dans la création de petits écosystèmes ».

Ce qui implique aussi une nouvelle conception de la démocratie et du rôle des pouvoirs publics. Ceux-ci n'ont pas plus à décider sur la seule base d'un programme pré-établi. Ils doivent faire preuve d'humilité, accepter que les solutions naissent du terrain, et devenir « des leviers d'hybridation sociale, générationnelle, territoriale, sectorielle et économique ».

Encourager l'hybridation est d'ailleurs un axe fort du plan Marseille en Grand. A travers les Carrefours de l'entrepreneuriat qui donnent aux tiers-lieux un rôle de fédérateur contre les inégalités sociales, permettant à tous les jeunes d'accéder à l'aventure entrepreneuriale. A travers les écoles, invitées à «expérimenter des partenariats atypiques», pointe la philosophe. Mais aussi par sa volonté de moderniser le réseau de transports en commun et de sortir bon nombre d'habitants de leur enclavement. Essentiel si l'on veut susciter des rencontres, d'improbables mariages. Et la naissance de nouveaux centaures.

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