« CMA CGM est énergie-agnostique » (Christine Cabau-Woehrel, CMA CGM)

ENTRETIEN - Alors que l’armateur basé à Marseille a été l’un des premiers acteurs du transport à se lancer dans le GNL, désireux d’anticiper la transition énergétique du secteur plutôt que de la subir, l’annonce – formalisée il y a quelques semaines – d’un Fonds Energies doté d’une enveloppe de 1,5 milliard d’euros en 5 ans, a vocation à jouer l’effet accélération. Une accélération que son PDG, Rodolphe Saadé estime indispensable, pour l’ensemble de la chaîne logistique.. L’objectif donné est clair : faire plus vite sur la mise en place de solutions matures, à court terme et réfléchir, tester sur des solutions à plus long terme, ainsi que le détaille Christine Cabau-Woehrel, directrice centrale exécutive en charge des opérations et des actifs industriels du groupe.
(Crédits : DR)

LA TRIBUNE - Quelles énergies sont concernées par le fonds Energies ?

CHRISTINE CABAU-WOEHREL - Nous sommes sur un chemin vers la décarbonation des chaînes logistiques et de l'industrie du transport. Et ce n'est pas un chemin facile. La première étape a été le navire au GNL, mais le GNL demeure un carburant fossile et ce n'est pas la solution ultime. Sur ce chemin où nous sommes, ce fonds Energies, doté de 1,5 milliard d'euros va nous permettre d'accélérer. Il se structure autour de 4 piliers qui visent à soutenir le développement et la production d'énergies renouvelables, accélérer la décarbonation des terminaux portuaires, des entrepôts et des flottes de véhicules terrestres, soutenir, expérimenter et lancer des projets à la pointe de l'innovation. Ainsi que s'engager dans la sobriété et renforcer l'efficacité énergétique des modes de travail et des mobilités des collaborateurs du Groupe.

Nous avons acquis des connaissances, nous avons créé des écosystèmes et nous avons beaucoup appris. La transition énergétique coûte cher et il faut y consacrer des moyens conséquents, ce qui a été la décision de notre président, Rodolphe Saadé. Il y a urgence, il faut donc aller plus vite sur le chemin de la décarbonation. Les énergies concernées en priorité sont celles aujourd'hui suffisamment matures pour être déployées dès maintenant. Nous sommes très pragmatiques. Peut-être qu'en 2030 ou 2040, de nouvelles énergies seront disponibles et plus performantes, mais ce que nous savons faire aujourd'hui, c'est produire du gaz bio, du gaz de synthèse, du méthanol bio et du méthanol de synthèse. Nous allons travailler pour faire émerger et booster des filières, car ces carburants n'existent pas en volume suffisant. Il faut pousser cette volumétrie. Et cela se fera avec des partenaires industriels, de grands groupes, des PME comme des startups prometteuses. Nous sommes énergie-agnostiques. Et persuadés que l'énergie pétrole sera remplacée par plusieurs solutions. Il faut donc regarder l'ensemble des solutions possibles. Nous avons par exemple commandé récemment des navires au méthanol car le méthanol fera probablement partie de la solution. Mais nous travaillons aussi, en R&D, sur des énergies qui seront matures demain, comme l'hydrogène ou l'ammoniac, qui pour le maritime, comporte encore des sujets de toxicité. Il est possible de regarder des solutions qui peut être ne s'avéreront ne pas être efficaces en phase industrielle. Mais ce risque doit être pris et cela fait partie du chemin.

Quelle répartition de la somme consacrée ? A égalité chaque année ?

La répartition n'est pas très importante pour le moment. Le sujet c'est davantage la structuration. Il y a des actions de court terme qui doivent parler à l'écosystème autour de CMA CGM - nos collaborateurs, nos fournisseurs, nos clients - et nous le savons, le temps industriel est un temps long, d'autres projets seront à plus long terme.

Si CMA CGM est historiquement dans le maritime, aujourd'hui le groupe est également présent dans le terrestre et l'aérien. Les mêmes efforts de recherche et développement seront-ils consentis ou certains secteurs privilégiés ?

Nous allons regarder tous les secteurs en même temps. Notre « core business » est le maritime et la logistique, certes, mais dans la mesure où ce chemin n'est pas un chemin où on peut marcher seul, où on doit partager les meilleures pratiques, les idées, les innovations avec nos partenaires sur l'ensemble de nos métiers, nous savons que nous devrons construire un écosystème plus efficace et plus puissant. Les solutions ne seront pas les mêmes, évidemment. On ne décarbone pas un entrepôt avec les mêmes solutions que pour un navire ou un avion. Mais certaines coactivités peuvent faire avancer la recherche et l'émergence de solutions industrielles, nous allons donc regarder toutes les activités du Groupe en même temps, et au-delà travailler avec d'autres secteurs d'activités.

CMA CGM est très impliqué dans le GNL où il a été précurseur en annonçant ce choix de carburant pour ces récents navires, envoyant un signal à toute la filière. Mais d'autres biocarburants font l'objet d'études. Quant est-il du e-méthane ?

Le biométhane, le e-méthane et le GNL fossile, c'est la même molécule. Nous avons actuellement 31 bateaux au GNL - des petits de 1.400 EVP et des très gros, de 23.000 EVP - qui, dès aujourd'hui, pourraient recevoir dans leurs cuves, du biométhane ou du méthane de synthèse - si le volume disponible était suffisant, d'où le besoin que nous évoquions de booster la volumétrie de production. Pour rappel, nous avons réussi cette année une première, à Rotterdam, en soutant du biométhane - en petite quantité - dans un navire au GNL. La déclinaison décarbonée du GNL c'est le biométhane, du gaz produit à partir de biomasse. Et le méthane de synthèse est de deux types, soit produit à partir de déchets industriels - c'est le projet que nous avons avec Engie au Havre et dans lequel nous allons participer en tant qu'investisseur minoritaire - soit produit à partir d'hydrogène vert lequel est produit à partir d'énergies renouvelables - c'est le projet Jupiter 1000, basé à Fos-sur-mer. Nous pouvons aussi reproduire la même procédure avec le méthanol.  Les process de production existent pour le fabriquer sous forme bio et sous forme synthétique.

Il y aussi les autres énergies. L'hydrogène pose des problématiques de volumétrie de stockage. Nous travaillons avec Energy Observer II sur un prototype d'un navire de 1.500 conteneurs, qui pourrait sur de courtes distances - intra-Europe ou intra-Méditerranée - être propulsé avec des batteries à l'hydrogène.

Qu'en est-il du vélique ?

Il faut continuer à alimenter la recherche et le développement et créer les conditions pour que les solutions innovantes soient testées. Nous prenons une participation dans le projet Neoline, projet français de premier cargo à propulsion principale à la voile. L'assistance vélique peut aussi faire partie des solutions sur certaines routes maritimes. Il faut tout regarder et prendre des risques. Les industriels comme CMA CGM sont là pour créer les conditions qui vont permettre l'émergence et l'accélération des nouvelles énergies. J'insiste bien sur cette notion d'accélération que le Fonds Energies va rendre possible.

L'hydrodynamisme des navires est aussi l'objet de R&D ?

Comment rendons-nous nos camions, nos navires, nos avions plus sobres en énergie ? Nous regardons ce sujet depuis longtemps car il présente des gains énergétiques importants. Cela fait des années que CMA CGM optimise l'hydrodynamisme de ses navires, modifie la ligne d'étrave, travaille les designs d'hélices, utilise des peintures plus efficaces pour la pénétration dans l'eau. Cela fait partie d'un process d'amélioration continue. Nous testons actuellement un prototype de carénage de proue qui doit permettre au navire d'avoir une meilleure pénétration dans l'air.

Les solutions technologiques ne sont pas les mêmes sur les petits navires et les grands navires. Il faut constamment les adapter à l'environnement où elles sont utilisées, à l'environnement météo, au design du réseau, certaines sont plus efficaces dans les mers chaudes, d'autres dans des mers plus froides, sur des trajets longs ou des trajets courts.

Quel rôle pour la data et l'intelligence artificielle ?

Clairement, l'intelligence artificielle nous aide sur la sobriété opérationnelle, sur la maintenance prédictive, sur la performance de nos moteurs. Comment l'IA peut, par exemple, nous apporter des modèles statistiques sur la salissure des coques, puisqu'une coque sale pénètre moins bien dans l'eau. L'analyse de la data nous permet d'améliorer la sobriété énergétique de nos navires. Nous avons lancé un programme Smart Ship, en positionnant des dizaines de capteurs sur les navires, lesquels nous renvoient en temps réel la performance du moteur, de l'hydrodynamisme... Ce qui nous permet d'intervenir plus vite en cas de dysfonctionnement, de faire de la maintenance prédictive... Tout cela peut amener jusqu'à 4%, 5% de sobriété énergétique, c'est beaucoup. Le programme Smart Ship équipe, pour l'heure, 18 navires de notre flotte. Ils seront 50 d'ici la fin de l'année et l'objectif est que d'ici 18 mois, la majorité de nos grands navires soit équipée. Le sujet du type d'énergie employée est très important, mais celui de l'efficacité opérationnelle, de l'innovation, pour davantage de sobriété énergétique est également un pan important de la transition. C'est là où les startups peuvent intervenir.

Précisément, CMA CGM dispose de l'accélérateur ZEBOX. Le Fonds Energies peut-il financer certaines d'entre elles ?

Absolument. Cela fait des années que le Groupe crée progressivement un écosystème global. Le Fonds arrive dans cet écosystème qui a énormément à offrir. L'assemblage de tous ces écosystèmes va nous permettre d'être plus efficaces. C'est très enthousiasmant de disposer de cette capacité d'accélération. Nous possédons déjà une partie des moyens techniques, de recherche et des moyens d'analyses qui vont nous permettre d'aller vers une direction structurée avec un programme concret. Mais cela ne signifie pas que nous connaissons la fin de l'histoire. C'est pour cela qu'il est important de créer la coopération industrielle avec un ensemble d'acteurs, petits ou grands. L'énergéticien de dans 20 ans est peut-être une startup d'aujourd'hui.

Vous aviez annoncé 44 navires « biométhane et e-méthane ready » d'ici 2024. Pari tenu ?

L'objectif est même dépassé car nous en aurons 77 d'ici 2026 !  C'est un choix industriel réfléchi d'une technologie évolutive qui utilise aujourd'hui du GNL et qui demain seront propulsé avec du biométhane et du e-méthane. Nous disposons encore de navires au fioul conventionnel. L'objectif est soit de les rétrofiter, soit d'avoir du biofuel en quantité suffisante. Dans le cadre de la Coalition internationale, nous avons travaillé avec TotalEnergies sur un projet de biofuel spécial marine. Le prototype a été développé dans la raffinerie de Donges. D'ici quelques mois, nous disposerons de capacités de production pour un biofuel dédié marine. C'est un jeu collectif. Il faut créer de la coopération à grande échelle de manière à pouvoir être efficaces et accélérer. Le partenariat et la coopération sont des facteurs clés de réussite des ambitions de transition énergétique dans des secteurs aussi complexes et énergivores que le transport, sous toutes ses formes - aérien, terrestre, maritime...

Qu'en est-il justement de la Coalition pour les Energies du futur ?

La Coalition pour l'énergie de demain réunit 17 membres, bien au-delà de notre secteur d'activité et travaille sur des avant-projets industriels, sur des réflexions et actions communes afin de faire évoluer des réglementations. Car tout cela doit aussi se faire dans un cadre réglementaire naissant, qui doit évoluer au fur et à mesure de l'innovation, des besoins et en fonction de l'accélération. Les industriels doivent apporter leur pierre à la structuration du cadrage réglementaire. La Coalition a beaucoup de nouveaux projets, de nouvelles idées. Nous réfléchissons par exemple au verdissement de notre flotte de camions utilisés pour nos solutions logistiques. Verdir la flotte de camions avec de l'hydrogène ou de l'électrique, c'est très positif, sauf qu'il faut des relais, des infrastructures de recharge pour permettre des trajets de longue distance. La Coalition par exemple peut travailler à un plan de maillage, de modélisation des grandes routes européennes en indiquant, conseillant ce qui doit être fait pour permettre un déploiement efficace. Elle est donc très complémentaire du Fonds Energies qui pourra s'emparer de cet avant-projet pour le faire passer au stade industriel.

Vous avez annoncé la création d'une équipe dédiée. Comment est-elle structurée ?

L'idée est de faire fonctionner cette entité comme une business-unit à part entière avec un patron, ou une patronne, qui travaillera sur l'enveloppe dédiée, s'entourera de talents qui viendront, pour partie de l'externe - même si nous ouvrons cette entité aux talents internes - car il s'agit de nouveaux métiers, il s'agit de créer de nouvelles expertises au sein du Groupe. Nous allons nous enrichir de compétences autour de l'ingénierie autour des énergies renouvelables, sur le montage de projets, de la coopération industrielle, tout cela en s'insérant dans une transversalité Groupe globale. Rodolphe Saadé souhaite que ce fonds s'adresse à tous nos métiers, à l'ensemble de nos collaborateurs dans le monde et adresse les sujets de transformation de notre mode de vie au travail. Il faudra que des relais en interne s'assurent de cette transversalité. Nous allons évidemment continuer à travailler sur la recherche et l'innovation mais sur les solutions qui sont suffisamment matures, il faut entrer dans le concret et c'est ce que ce Fonds Energies va permettre.

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